Vers l’écologie du don
Nipun Mehta est un des fondateurs de ServiceSpace, Karma Kitchen, DailyGood, KindSpring et d’autres organismes qui travaillent avec succès dans le domaine de l’écologie du don (gift ecology). En 2014, il a reçu le prix Unsung Heroes of Compassion, décerné par le Dalaï Lama, et en 2015 a été nommé au Council on Poverty and Inequality, fondé par Barack Obama. Il explique ici à la rédaction du magazine Heartfulness ce qui le motive, ainsi que les principes qui sous-tendent l’écologie du don.
ServiceSpace, Karma Kitchen et vos autres projets tournent tous autour du service, le seva (service désintéressé, méditation en action), le bénévolat; et le partage entre les gens est toujours au cœur de ce que vous entreprenez. Qu’est-ce qui vous a mené à cela? Comment tout cela a-t-il commencé?
J’étais engagé sur la voie du succès, comme on dit, parce que c’est ce que tout le monde attend de nous – on va au lycée, on veut fréquenter une bonne université, une fois qu’on a son diplôme, on veut en décrocher un plus prestigieux ou obtenir un emploi exceptionnel. Dès qu’on a un bon job, on veut une promotion et quand on l’obtient, on veut la suivante. Et quand on est de la Silicon Valley, un simple emploi ne suffit pas: on doit créer sa propre entreprise. Après, ce sont les grosses voitures, les maisons chics, les fêtes et tout ce qui s’ensuit. Tout cela me paraissait sans fin. C’était la logique de l’accumulation.
Je me souviens qu’à la Silicon Valley, à l’apogée de la période des point-com, on lisait sur le panneau d’une entreprise: «Celui qui a le plus de jouets quand il meurt… meurt quand même» [une parodie d’un aphorisme populaire dans la Silicon Valley: «Celui qui a le plus de jouets quand il meurt a gagné.»] Ce paradigme dominant qui voit le succès comme une accumulation, me semblait creux. Une partie de moi me disait: «Peut-être ne s’agit-il pas d’accumuler, mais de lâcher prise». Et petit à petit, j’ai commencé à lâcher prise.
Au début, je voulais donner de mon temps. En fait, ça a commencé autrement; nous nous mettions à plusieurs pour réunir cinq à dix dollars en nous disant: «Allez, on va les donner». C’est ainsi que j’ai commencé. Dans tout ce que je faisais, j’impliquais toujours d’autres personnes, c’est dans ma nature. Et quand je donnais de l’argent, j’avais envie de donner davantage, alors j’ai commencé à donner de mon temps; et quand j’ai donné mon temps, j’ai eu envie de donner encore plus. Que pouvais-je donner de plus? Un jour, j’ai réalisé que je voulais me donner, tout simplement.
La récompense que j’en retirais, c’est que ce processus me transformait. Je ne recherchais pas l’approbation des autres. C’était plutôt que l’acte de générosité a un effet tellement transformateur et régénérateur que plus je donnais, plus j’avais envie de donner. L’amour est une ressource qui ne tarit vraiment jamais. J’ai donc puisé dans ce sentiment intérieur, et c’est ce qui me motive encore aujourd’hui.
L’acte de générosité a un effet tellement transformateur et régénérateur que plus je donnais, plus j’avais envie de donner. L’amour est une ressource qui ne tarit vraiment jamais.
C’est ainsi que, par un effet d’entraînement, ServiceSpace est né. Nous n’avons pas du tout créé une organisation – nous n’aurions pas su comment. Nous voulions changer le monde. Notre intention était simplement de servir afin de nous transformer nous-mêmes et, dans la foulée, toutes ces autres choses ont émergé.
Au début de ServiceSpace, nous étions quatre. Cela ne s’appelait même pas ServiceSpace, c’était juste quatre personnes qui s’efforçaient de servir. Puis graduellement, ça s’est propagé. Pour moi, ce parcours a été étonnant et je dirais même que, vingt ans plus tard, je suis toujours ancré dans cette même idée de «donner pour me transformer». Quand je le fais, je me sens plein de joie et j’ai envie de donner encore plus.
Cela rappelle beaucoup certaines traditions indiennes. Serait-ce une influence de vos origines, de votre passé, de votre famille? Ou était-ce une réaction à la culture de la Silicon Valley?
Je ne dirais pas que c’était uniquement une réaction. Il y avait de cela, effectivement, mais dès l’enfance, j’étais dans une quête spirituelle, et c’est ce qui m’a motivé. Quand j’allais à la bibliothèque, je me dirigeais toujours vers la section spiritualité, et je lisais toutes sortes de livres, y compris des ouvrages ésotériques. En fait, j’étais fasciné par la mort – pas fasciné, à proprement parler, mais je m’interrogeais beaucoup à ce sujet.
On construit sa vie autour de l’idée de permanence. On construit son identité en se disant: «Voilà qui je suis», et cette certitude nous donne de la force. Or j’avais des doutes à ce propos: cette force ne devait-elle pas plutôt venir de l’impermanence? Car nous vivons et nous mourons, et nous changeons à chaque instant! Et il n’y a pas de quoi être perturbé – il faut s’en réjouir! C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons, vous et moi, cela signifie que je devrais considérer notre rencontre comme un moment sacré. C’est une chose que j’ai mis du temps à comprendre, parce qu’au début j’avais toutes ces interrogations, mais cela m’a aidé.
À 17 ans, je me suis rendu dans un hospice et j’ai dit: «Je veux servir». On m’a répondu: «Tu es trop jeune, il faut avoir au moins 18 ans». Je suis retourné un an après, et ils m’ont demandé: «Tu es sûr? Tu vas te retrouver avec des gens qui sont en train de mourir!»
Le fait d’aider ces personnes m’a aidé à revoir mes priorités: si vous deviez mourir demain, que voudriez-vous faire aujourd’hui? J’ai observé cela chez les personnes qui étaient au seuil de la mort: durant ces derniers jours, elles auraient voulu pouvoir presser sur un bouton et devenir soudain aimantes, indulgentes, ouvertes, sans jugement, être remplies de joie et capables d’embrasser l’impermanence, mais elles n’y arrivaient pas. J’ai donc compris qu’à 65 ans, quand je prendrai ma retraite, je ne pourrai pas non plus presser sur un bouton. Il faut commencer aujourd’hui. Donc, pour moi, ce «fais-le maintenant» a été très présent tout au long du processus.
Vous avez dit que, plus jeune, vous lisiez des ouvrages spirituels. Qui vous a inspiré le plus?
Oh, un tas de monde! Adolescent, j’ai lu Krishnamurti, et j’aime tout ce qu’il dit, par exemple que «la vérité est une contrée où les chemins ne sont pas tracés». On ne peut tracer un chemin qu’entre deux points stables; or la vérité change sans cesse, elle est en constante émergence, elle n’est pas statique. Il n’y aura jamais de chemin, il faut donc vivre la vérité de chaque instant. Et j’adore ça. C’est une grande source d’inspiration.
Gandhi a su faire le lien entre la transformation intérieure et le service extérieur.
Sur le plan de l’action, Gandhi a été pour moi un exemple important parce que je l’ai vu faire le lien entre la transformation intérieure et le service extérieur. Il faisait un grand travail dans le monde, mais son dessein était vraiment de connecter l’intérieur à l’extérieur. On l’a vu à maintes reprises dans sa vie. Et je me suis dit: «Ouah! il ne s’est pas contenté de méditer pour atteindre l’éveil, il n’a pas tout quitté: il est resté ancré dans ce marécage pour donner naissance à ce lotus et offrir au monde entier un exemple remarquable du pouvoir de l’amour.»
Ces deux hommes faisaient partie de mes héros quand j’étais jeune, et ils le sont restés.
C’est donc à partir de tout cela que vous avez développé l’écologie du don. Pouvez-vous nous expliquer plus précisément de quoi il s’agit?
Les petits gestes de gentillesse ou d’altruisme m’inspirent beaucoup, parce qu’ils nous transforment. Mais ce qui est crucial, c’est qu’ils nous transforment à l’intérieur. Donc c’est déjà merveilleux de faire de petits gestes, mais quand ces gestes sont connectés, ils dégagent une force collective. Et cela change la façon dont nous nous comportons les uns avec les autres.
Les petits gestes de gentillesse ou d’altruisme m’inspirent beaucoup, parce qu’ils nous transforment.
Imaginez que je vous tape amicalement sur l’épaule, puis vous faites de même avec la personne devant vous, qui tapotera l’épaule de la suivante et ainsi de suite. On dit qu’on récolte ce que l’on sème, n’est-ce pas? Eh bien, dans ce cas nous ne récoltons pas nécessairement ce que nous semons. Je fais quelque chose pour vous d’une certaine manière, mais la personne derrière moi l’aura peut-être fait différemment. Ce n’est pas: «J’ai donné cela et j’attends la même chose en retour.» Mais si l’on dépasse cette notion de transaction réciproque entre deux personnes, on obtient un cercle. On passe de la réciprocité directe – «Je vous ai donné ça, vous me donnez la même chose en retour» – à la réciprocité indirecte. Et lorsque nous nous engageons dans la réciprocité indirecte, ce que nous gagnons au change, ce sont des relations.
Pouvez-vous nous dire comment cela fonctionne dans vos organisations, par exemple Karma Kitchen?
Effectivement, Karma Kitchen est un très bon exemple. Dans ce restaurant, le montant de l’addition est de «zéro»; zéro parce que quelqu’un avant vous a payé pour vous, et on vous fait confiance pour payer le montant que vous voudrez pour des gens qui viendront après vous. Voulez-vous payer pour les suivants? Et combien? Qu’est-ce que vaut une chose sans étiquette de prix? Quel est votre rapport avec une chose qui n’a pas de prix? Dans la culture actuelle, il n’y a aucune place pour se poser ces questions. La plupart d’entre nous ne faisons que chercher le prix sur l’étiquette d’un produit, et c’est ainsi que nous déterminons sa valeur.
Mais voici un espace où nous changeons les règles du jeu. Nous sommes convaincus que nous sommes intrinsèquement enclins à vouloir connecter, étendre notre empathie et finalement puiser dans notre compassion, et c’est ce qu’un espace comme Karma Kitchen permet de faire. Parce que devant l’addition, ma première réaction, c’est de me dire: «Ouah, j’ai reçu quelque chose de quelqu’un que je ne connais même pas!» Il y a donc un sentiment de gratitude, et c’est cette gratitude qui nous permet de payer pour les suivants, pour des gens qui ne pourront jamais nous dire «merci» en retour.
Et cela génère une confiance, une expansion, et si ça se fait de façon naturelle, on a envie de revenir. Si cela nous semble naturel, on peut se dire: «Ce repas a peut-être une valeur marchande de 5 $ ou 10 $, mais j’ai envie de laisser 20 $», parce qu’on a été touché.
Et cet état d’esprit peut s’appliquer n’importe où, à n’importe quel type de transaction. Vous pouvez conduire un pousse-pousse en Inde, publier des magazines, gérer des studios de yoga ou des cliniques selon ce même principe. Aujourd’hui, il y a des gens qui font tout cela dans la réalité, avec des résultats incroyables!
Comment les gens réagissent-ils, quand ils découvrent ce sentiment? Quel effet cela fait-il de participer à cette culture?
La réaction la plus spontanée, à Karma Kitchen, c’est que certaines personnes sont émues aux larmes. Elles n’ont aucune idée de cet endroit – on le leur explique à la porte. Alors elles entrent et on les traite et les sert avec amour. Les petits gestes de gentillesse éveillent d’autres formes d’intelligence. Les gens disent des choses comme: «Tu sais quoi? Je vais payer pour quelqu’un d’autre, et je vais aussi faire un acte de générosité chaque jour pendant les trois prochaines semaines, parce que c’est le genre de monde dont je rêve: un monde où la bonté de chacun se manifeste, où on accorde de la valeur à la coopération, où on est connectés.»
La réaction la plus spontanée, à Karma Kitchen, c’est que certaines personnes sont émues aux larmes.
Je pense que l’un des plus grands problèmes de notre société actuelle, c’est que nous sommes déconnectés. Nous sommes déconnectés de nous-mêmes, nous sommes déconnectés socialement et de manière systémique. Cette déconnexion coûte extrêmement cher à la société, car tous les indicateurs révèlent un effritement de la confiance. Alors, comment faire pour nous reconnecter? Personne ne sait comment résoudre ce problème, car on ne peut faire renaître la confiance du jour au lendemain. Il faut des décennies pour détruire la confiance, or c’est ce qui est arrivé, et il en faudra autant pour la rebâtir. Malheureusement, tous nos systèmes favorisent des retours sur investissements très rapides, ce qui mine la confiance. Les gens n’ont même plus confiance en eux-mêmes, sans parler des autres et du système.
Comment faire en sorte que ce genre de capital circule davantage dans le monde, pour que nous puissions faire croître la confiance et nous reconnecter les uns aux autres? Je pense que la générosité est un outil fantastique pour y parvenir.
Croyez-vous que ce manque de liens puisse expliquer les taux élevés de dépression et d’anxiété que l’on observe aujourd’hui?
Tout à fait. La technologie promet beaucoup de choses. Facebook, qui était censé nous rapprocher, a simplement dévalorisé nos relations avec les autres. Quand j’étais jeune, je téléphonais à mon ami, sa mère répondait et j’apprenais à la connaître. À la remise des diplômes, on rencontrait les parents de ses camarades de classe. L’engagement était beaucoup plus profond. Maintenant, on doit publier un message de bon anniversaire sur le mur de quelqu’un, sur la page d’un réseau social, et c’est presque une corvée.
Nous entretenons donc beaucoup de relations superficielles, mais les liens profonds se sont perdus. Internet a permis de créer de nouvelles connexions en élargissant notre champ au-delà des frontières géographiques traditionnelles. C’est merveilleux, il n’y a pas que du mauvais à cela, mais dans la foulée, nous avons perdu la capacité de tisser des liens et de nouer des amitiés profondes. Le résultat, c’est que nous nous sentons seuls, ce qui entraîne de nombreux problèmes.
Parlez-nous de la façon dont les choses évoluent grâce à l’écologie du don. À quoi cela ressemble-t-il, par exemple, pour les gens qui travaillent chez Karma Kitchen?
Le Bouddha a eu ces paroles très profondes: «Le chemin qui mène à l’éveil est très long. Sur ce très long chemin, il y a une ressource clé dont vous avez besoin.» Anand, son assistant, lui demanda: «Vous parlez beaucoup de nobles amitiés. On dirait que la moitié du chemin n’est faite que de cela.» Bouddha répondit: «Non, Anand, ce n’est pas la moitié du chemin. C’est le chemin tout entier.»
Je préfère parler d’une écologie du don, parce qu’il s’agit d’un réseau de connexions multiples.
Beaucoup de gens parlent d’une économie du don, mais nous préférons parler d’une écologie du don, parce qu’il s’agit d’un réseau de connexions multiples. Nous vivons dans un monde de monoculture, et le terme écologie implique un ensemble de connexions, une polyculture. Or une polyculture de relations donne lieu à une résilience incroyable. Et c’est dans cette résilience, ce terreau de relations, que poussent des vertus comme la générosité, la bonté et la compassion, on ne peut pas les fabriquer, elles doivent être cultivées.
Quand vous fabriquez quelque chose, vous appliquez une recette: vous commencez à un certain point et vous pouvez planifier votre production dans un laps de temps précis, tout est prévisible. Dans une logique de monoculture, ça fonctionne bien, mais comment passer de la fabrication au jardinage? Quand vous jardinez, vous faites votre travail, mais vous ne pouvez pas dire que vous livrerez vos tomates tel jour. Les tomates seront mûres en leur temps.
Alors comment passer de la prévisibilité à l’émergence spontanée? Grâce aux relations polyculturelles qui seules favorisent l’émergence et la croissance de la compassion, de la générosité, de la gentillesse. Sinon, impossible de mettre de telles qualités en circulation.
En fait, la plupart des familles pratiquent une économie durable de micro-dons. Je ne tiens pas des comptes de ce que mon père fait pour moi, ni de ce que je fais pour ma mère. En réalité, nous connaissons tous très bien l’économie du don. Il suffit de la transposer dans une culture plus large, dans cette polyculture des relations, pour qu’elle se développe à son rythme, à travers différentes personnes, à différents moments et à différents degrés, et nous pourrons parvenir à englober tout cela.
Comment faire croître la confiance et nous reconnecter les uns aux autres? Je pense que la générosité est un outil fantastique pour y parvenir.
Cela se fait donc en harmonie avec la nature, plutôt qu’en l’imposant.
Oui, on fait confiance à la nature. On compte sur elle, parce que la croissance se fait de manière organique, et non en fonction d’un échéancier.
Vous faites donc confiance aux autres êtres humains, sans les juger, pour que le système les fasse grandir chacun à sa façon.
C’est ça.
Qu’est-ce qui permet la transition entre une mentalité de transaction et une approche fondée sur la confiance ? Ce sont les relations.
Comment gérez-vous ce processus – ou peut-être ne le gérez-vous pas? Quel est le modèle? Comment pouvons-nous, dans un groupe, une famille ou une organisation, passer de transactions de type monoculture à une approche écosystémique du don? Comment se fait cette transition?
Ce qui permet la transition entre une mentalité de transaction et une approche fondée sur la confiance, ce sont les relations. Il faut passer de la transaction à un champ de relations où la confiance va se développer. La question qui se pose alors est celle-ci: comment cultiver un «champ» de relations profondes? Je pense que cela commence par de petits gestes d’entraide, par de petits actes de service qui nous rapprochent, et au fil du temps ces connexions créent des relations profondes où la vertu peut prendre racine.
Donc tout cela se fonde sur les relations humaines.
Absolument!
À suivre
Absolument ADMIRABLE!!!!
Voici la véritable alternative au
libéralisme incontrôlé qui est en train de nous mener au chaos.
Si ce principe pouvait être appliqué au niveau de la gouvernance, nous pourrions rêver à une véritable transformation.