Un périple tibétain, 1ère partie
Robert Chilton consacre sa vie à perpétuer les traditions bouddhiques en langue tibétaine. Son travail est d’autant plus important que de nombreux textes sanskrits originaux du Bouddha et des premiers bouddhistes ont été perdus, si bien que ces traductions constituent aujourd’hui le témoignage le plus fidèle des enseignements du Bouddha. Voici comment un chrétien américain s’est retrouvé à Katmandou à la tête d’un travail d’archivage destiné à préserver l’une des plus grandes traditions spirituelles.
Q: Robert, vous collaborez depuis longtemps avec des monastères du Tibet et du Népal. Racontez-nous comment vous en êtes arrivé là.
Robert Chilton: Tout est parti d’une quête: je cherchais le moyen de mener une vie spirituelle authentique. J’ai commencé par la tradition chrétienne puis, à la suite de plusieurs coïncidences singulières, je me suis retrouvé à Katmandou, au Népal.
J’y ai trouvé des lamas tibétains qui non seulement étaient aussi savants que mes meilleurs professeurs à la Duke University, mais qui avaient aussi développé un autre aspect d’eux-mêmes − leur humanité. En plus d’être de grands érudits, ils étaient comme ce grand-père ou cette grand-mère que vous aimez tant, qui sait exactement de quoi vous avez besoin et trouve toujours le moyen de vous le donner. Je me suis dit alors que j’avais trouvé une voie authentique.
La première fois que je suis revenu chez moi, après environ un an et demi en Asie – au Népal, en Inde et en Chine − ma famille et mes amis proches m’ont demandé: «Alors, tu t’es converti au bouddhisme?» J’ai répondu: «Non, ça ne s’est pas du tout passé ainsi. En approfondissant les enseignements de la tradition indo-tibétaine, j’ai réalisé que cela ressemblait à ce que j’avais toujours cru. C’est ce qui a du sens pour moi, c’est le monde tel que je le conçois et tel que je le vis. Si c’est à cela que les bouddhistes croient, je suis bouddhiste moi aussi, parce cela a du sens.»
Q: Quand était-ce?
RC: En 1986, 1987 et 1988. Puis en 1989, je suis allé à l’Université de Virginie, et j’ai obtenu un master.
Q: En tibétain?
RC: Le programme s’appelait Études religieuses, mais j’apprenais le tibétain et j’étudiais la littérature et la philosophie bouddhistes indo-tibétaines. C’était un changement important pour moi, car je m’étais spécialisé en psychologie et en informatique à la Duke University.
Q: Ce qu’il y a de mieux dans les deux mondes!
RC: D’une certaine manière, oui, car les deux allaient dans la même direction. Ce qui m’intéressait, c’était la conscience humaine et le potentiel qu’elle recèle.
Il m’est alors apparu que la psychologie occidentale en était à ses balbutiements, et qu’en Orient les connaissances sur la conscience, la psychologie et les moyens de se développer en tant qu’être humain étaient beaucoup plus avancées. L’Occident fonctionnait bien pour tout ce qui touchait au monde matériel, mais à l’époque, si vous vous intéressiez à l’humain, à l’esprit, il était de loin préférable d’aller en Asie.
Une fois mon diplôme obtenu, je savais le tibétain et connaissais assez bien le bouddhisme tibétain. J’avais pratiqué la méditation pendant plusieurs années en Inde, au Népal et aux États-Unis, et j’avais étudié la méditation zen et Vipassana. On m’a alors parlé d’un projet sur lequel je pourrais travailler, et qui ferait appel à mon expertise en informatique et à ma connaissance du tibétain lu et écrit. C’était un projet de numérisation de livres tibétains.
Il m’est alors apparu que la psychologie occidentale en était à ses balbutiements, et qu’en Orient les connaissances sur la conscience, la psychologie et les moyens de se développer en tant qu’être humain étaient beaucoup plus avancées.
Au départ il s’agissait, bien sûr, d’ouvrages de tradition indienne, écrits en sanskrit puis traduits en tibétain. Beaucoup d’originaux en sanskrit ont été perdus par la suite, mais certains avaient aussi été traduits en chinois. Comme les Chinois possédaient déjà des concepts et une philosophie, ils avaient tenté d’établir des équivalences, mais ce n’était pas toujours très réussi. Quant aux Tibétains, ils n’avaient pas vraiment de philosophie, ils ont donc dû inventer des termes qui correspondaient aux concepts sanskrit. Ils sont très bien parvenus à exprimer leur signification en tibétain. C’est ainsi qu’ont pu être préservés au Tibet un grand nombre de trésors du savoir bouddhique en sanskrit aujourd’hui disparus.
La numérisation des livres tibétains
J’ai travaillé pendant 15 ans comme directeur technique de ce projet. Nous avons fait appel à des réfugiés tibétains pour taper ces livres, d’abord dans les monastères et plus tard dans certains camps de réfugiés. Ils lisaient le tibétain, et nous leur avons appris à utiliser un clavier, puis à saisir les lettres tibétaines en caractères latins. Pour finir, ils dactylographiaient sans regarder le clavier! Il n’était pas nécessaire de disposer d’ordinateurs très sophistiqués, et nous n’avons eu aucun problème de conversion, du fait que les caractères latins sont universellement connus.
Q: Il s’agit donc d’une translittération du tibétain.
RC: Effectivement. Et bien sûr, nous pouvions au besoin convertir les textes en écriture tibétaine. De plus, les personnes qui avaient développé ces compétences arrivaient à taper n’importe quoi à grande vitesse. Tout le monde y gagnait: nous avions accès à une main-d’œuvre très bon marché selon les normes occidentales, et eux ont ainsi eu la possibilité de produire une formidable collection de livres qui comptait, au total, plus de 300 000 pages.
Q: Parlez-nous de ces livres.
RC: Ce sont des enseignements attribués au Bouddha, ainsi que des commentaires qu’avaient coutume de faire les maîtres indiens qui l’ont suivi. Ces livres couvrent les quatre principales écoles philosophiques bouddhiques indiennes. C’est intéressant, parce qu’on ne peut pas dire qu’il n’y a qu’une façon d’aborder les enseignements du Bouddha.
Tout dépend du point de vue
D’ailleurs lui-même n’a pas transmis qu’il n’y avait qu’une vision des choses, commune à tous: tout dépend du point de vue qui est le nôtre et de ce qui est bon pour nous. On pourrait parler d’une approche herméneutique, c’est-à-dire qui concerne la compréhension et l’interprétation des textes. Il y a là une leçon importante qui touche à ce qui est vrai pour une personne à un moment donné. C’est un de mes sujets préférés, que j’ai étudié et que j’ai eu l’occasion d’enseigner.
J’ai donc fait ce travail et en parallèle j’ai continué d’étudier parce que j’adore cette méditation, cette philosophie et cette pratique, et que je suis heureux d’avoir la chance de côtoyer les lamas et les enseignants.
Q: Ces ouvrages sont-ils également traduits en anglais?
RC: Certains, oui, je ne pourrais vous dire dans quelle proportion, mais on n’a même pas encore traduit la moitié des textes essentiels. On doit en être à vingt pour cent environ.
Q: Ce sont parmi les enseignements bouddhiques les plus anciens qui soient.
RC: Tout à fait. Le canon pali, qui est de l’école du Sud, a été entièrement traduit en anglais, et il y a un certain chevauchement. Mais ce qu’ils appellent le Kangyur ou Kanjur, en tibétain, soit les paroles traduites du Bouddha, compte environ 85 000 pages. À cela s’ajoute le Tangyur ou Tanjur, qui représente trois ou quatre fois cette quantité. Au total, on s’est donc trouvé aux alentours de 250 000 pages.
Q: Pourrait-on comparer ces ouvrages à des évangiles que des disciples du Bouddha auraient écrits?
RC: Eh bien, il s’agissait d’une tradition orale. Contrairement au Christ, qui n’a enseigné que pendant trois ans, le Bouddha a vécu jusqu’à l’âge de 80 ans, et il a été illuminé à l’âge de 30 ans. Il a donc prodigué, pendant près de 50 ans, des enseignements que l’on a transmis par tradition orale pendant plusieurs siècles avant de les mettre par écrit.
L’orfèvre et le disciple
Q: Et qu’avez-vous appris de tout cela?
RC: Parmi les leçons que j’en ai tirées, une des plus importantes est qu’il ne s’agit pas d’une doctrine, où l’on nous apprend à croire ce que l’on nous dit, mais plutôt d’une méthode qui nous donne des outils pour constater et vérifier les choses par nous-mêmes.
Une des paroles célèbres du Bouddha est intéressante à cet égard: «Tout comme un orfèvre teste son or en le chauffant, en le coupant et en le frottant, de la même façon vous devez examiner mes paroles et les accepter – mais jamais par respect seulement.» C’est bien de ça qu’il s’agit. Si ce n’est pas quelque chose de concret, que vous pouvez aussitôt mettre en application dans votre vie, laissez-le. Vous n’avez pas besoin de vous dire que c’est mauvais, vous le mettez simplement de côté, avec l’idée: «Ce sera peut-être pertinent dans un autre temps, à un autre endroit. Mais ce sur quoi je dois me concentrer se trouve ici, parce que cela m’aide pratiquement en ce moment de ma vie.»
Libre arbitre et prédestination
J’ai fait encore une autre découverte. Ayant entendu que j’avais étudié le bouddhisme pendant quelques années, quelqu’un m’a posé une très belle et profonde question sur le libre arbitre et la prédestination. J’ai répondu que nous disposions d’un libre arbitre relatif, d’une capacité très limitée de prendre des décisions provenant d’une véritable connaissance intérieure. Mais qu’avec la pratique notre conscience se développait, et que notre liberté de mouvement pouvait s’accroître de plus en plus.
Dans le Bouddhisme, il est beaucoup fait mention de libération et de nirvana, que l’on pourrait traduire par liberté. La question qui se pose est celle-ci: comment atteindre la liberté?
Il ne s’agit pas d’une doctrine, où l’on nous apprend à croire ce que l’on nous dit, mais plutôt d’une méthode qui nous donne des outils pour constater et vérifier les choses par nous-mêmes.
À chaque instant, nous faisons des choix qui ont pour effet soit de nous donner moins de possibilités de choisir, soit de nous en donner davantage. Si nous faisons les bons choix, nous augmentons le nombre et la gamme de nos choix à l’avenir. Comment réagissons-nous? Nos réactions sont-elles dictées par nos habitudes, ou avons-nous la chance de disposer de ce petit laps de temps où nous pouvons nous dire: «Comment vais-je réagir à cela? Comment vais-je y réfléchir?»
Les messages bouddhiques portent tous sur notre façon de penser, car tout part de là. Si nos pensées sont erronées, nos décisions seront nécessairement erronées. Les résultats – et c’est fort intéressant – peuvent être «bons et erronés» ou «mauvais et erronés». Par exemple, vous pensez faire une bonne action en donnant de l’argent à quelqu’un qui en a besoin, néanmoins si vous le faites dans l’idée que quelqu’un vous verra, votre motivation sera teintée. Et il y a les décisions carrément mauvaises, comme: «ça ne m’appartient pas, mais à partir de maintenant c’est à moi».
Le bien «non contaminé»
Par opposition, il y a ce qu’on appelle le bien «non contaminé»: c’est le cas lorsqu’une saine motivation vous pousse à faire une bonne action qui, une fois accomplie, vous procure de la joie non parce qu’on vous a vu, mais parce que le fait d’agir ainsi correspond à la nature du bien, à la façon dont l’univers est structuré. Daaji dit que Dieu est le principe et les règles, et que lorsqu’on agit en conformité avec ceux-ci, tout va bien. Mais quand on s’en éloigne, il y a des conflits, des problèmes, des maladies mentales et tout ce qui s’ensuit.
Q: Comment l’Américain que vous êtes se trouve-t-il dans cette tradition? Cela vous est-il venu naturellement, ou le fait d’avoir grandi dans une culture occidentale pose-t-il problème?
RC: En général, je ne fréquente pas de bouddhistes occidentaux − je côtoie surtout des Tibétains. Ma femme est d’origine mongole, sa famille est bouddhiste depuis 300 ans, et je passe du temps dans leurs temples et avec leurs lamas. Pour ma part, je suis sceptique de nature. Mon père, qui a trouvé sa voie dans la tradition sikhe, parlait de karma et de renaissance. Moi, j’étais plutôt du genre: «C’est possible, mais je suis un scientifique, et tant qu’on ne m’aura pas donné des preuves concrètes, je partirai du point de vue que c’est peut-être vrai, peut-être pas.» Donc j’avais entendu parler de renaissance, de réincarnation et de karma, mais je n’en étais arrivé à aucune conclusion. J’avais étudié la psychologie, qui parle des influences génétiques et du milieu.
Renaissance et réincarnation
Et puis je suis allé à Katmandou et j’y ai rencontré le Lama Lhundrup, l’abbé du monastère de Kopan. Son anglais, dans les années 1980, était très limité, mais ce qu’il a réussi à exprimer en une heure et demie a répondu à tant de mes questions! Il m’a entièrement convaincu que la renaissance et la réincarnation existent, bien sûr, et qu’évidemment j’avais vécu de nombreuses vies par le passé. Il m’a aussi convaincu que la méditation est absolument indispensable. Il m’a dit: «Tu soutiens tous les jours ton corps avec de la nourriture, tu dois soutenir ton esprit chaque jour avec la méditation.»
Il a touché tous les points majeurs en l’espace de cette heure et demie. Encore aujourd’hui, quand j’y pense, j’en ai le frisson, car je me posais ces questions depuis cinq, six, sept ans! J’avais lu Alan Watts, j’avais lu Thomas Merton, tout en me disant: «C’est peut-être vrai, peut-être pas» − impossible de savoir. Et quand j’ai rencontré ce lama, je me suis dit: «Voilà du sérieux! Maintenant, je sais où se trouve la sagesse, enfin je connais au moins un des endroits où la sagesse existe.» Quand bien même son anglais était très sommaire, le message était clair.
À suivre
Tu soutiens tous les jours ton corps avec de la nourriture, tu dois soutenir ton esprit chaque jour avec la méditation.
Photo Kychan
Captivant et très motivant pour notre voyage spirituel. Un grand merci pour ce partage
Merci pour ce témoignage! Toujours vérifier par soi même! Pratiquer !Lever les doutes, ne jamais abandonner
Se remettre en chemin quand on s’est éloigné… Heureux ceux qui tôt ont connu leur voie!