Tout est connecté, entretien avec Vandana Shiva
Vandana Shiva, vous avez travaillé sans relâche pendant des années pour susciter des prises de conscience et des changements dans le domaine de l’agriculture durable et de la biodiversité, en Inde et dans le monde entier. Avons-nous progressé ? Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus satisfaite à ce jour?
Une chose est certaine: le caractère sacré de la Terre et l’inviolabilité des droits de tous les êtres sont de mieux en mieux reconnus. C’est ce qui m’a encouragée à consacrer ma vie au service de la Terre et à la défense des droits des gens qui en dépendent.
Quant aux réalisations gratifiantes, il y a celle de sauver la vallée où nous nous trouvons, qui est mon lieu de naissance. Je suis revenue ici 1 parce que le ministère m’a demandé d’étudier les possibilités de développer l’exploitation minière dans la région, et notre étude a mis fin à l’exploitation en cours. C’est la première fois en Inde que la Cour Suprême ordonne la suppression d’une activité commerciale qui détruit l’écosystème dont des gens dépendent pour vivre.
Le travail que j’ai commencé pour sauvegarder les semences a été satisfaisant en soi, mais il l’a été aussi parce que les semences nous transmettent tant de choses: elles nous apprennent que les ressources sont renouvelables, elles nous enseignent la générosité, la diversité. C’est tout cela qui a guidé mon action.
Les réussites dans le domaine légal nous ont aussi donné de nombreuses satisfactions. Après que j’ai pris conscience que les semences étaient menacées et commencé à les sauvegarder, j’ai travaillé sur le plan juridique avec le gouvernement et le Parlement pour édicter des lois qui protègent l’intégrité des semences (article 3J de notre loi sur les brevets). On m’a également demandé de participer à l’élaboration du Plant Variety and Farmers’ Rights Act, pour que les droits des agriculteurs soient écrits noir sur blanc, ainsi qu’à celle du Biodiversity Act qui fait de la protection de la biodiversité une obligation.
Nous avons aussi initié des projets qui font maintenant partie de la politique gouvernementale, tel le Community Biodiversity Register où est répertorié tout ce qui existe. Je peux aller dans le coin le plus perdu du pays et y trouver des gens qui recueillent les connaissances indigènes.
Et puis il y a eu nos victoires juridiques contre les géants, notre combat contre le brevetage du neem, par exemple. Nous nous sommes battus onze ans, et nous avons gagné. Une compagnie du Texas avait un brevet sur le riz basmati de Dehra Dun, et nous l’avons fait annuler. Monsanto avait un brevet sur le blé d’Inde, et eux aussi ont dû y renoncer. Nous étions en passe d’entrer dans une nouvelle ère de colonialisme où, au lieu de mettre la main sur des territoires en déclarant «c’est à nous», ils s’appropriaient la vie, la biodiversité et les savoirs indigènes en disant «c’est nous qui les avons inventés». Je pense que nous avons mis un frein à cette épidémie de biopiraterie.Elle sévit encore, mais elle aurait été la norme si nous ne l’avions pas stoppée. C’est maintenant l’exception.
Après avoir étudié ce qui s’était passé pendant la révolution verte – les violences au Pendjab, la tragédie de Bhopal – nous avons pu montrer que nous sommes à même de produire davantage de nourriture tout en protégeant la Terre. L’agriculture écologique est capable de nourrir deux Indes. Et nos agriculteurs gagnent dix fois plus en n’ayant pas recours aux poisons.
Ainsi ces projets ont tous été profondément inspirés par le respect de l’intégrité de la Terre. De plus ils ont permis de battre en brèche les hypothèses les plus nuisibles et dévastatrices de l’agriculture industrielle et la cupidité associée à la mondialisation industrielle.
Merci, Vandana Shiva. Vous êtes très modeste, vous n’avez pas mentionné votre influence au niveau international. Je sais que vous vous rendez souvent à Genève, et que vous travaillez actuellement sur l’écocide et les droits de la planète Terre. Cela nous amène à la question suivante: quels sont les problèmes écologiques les plus urgents aujourd’hui ? Quelles sont les quelques actions concrètes que nous pouvons tous faire pour améliorer la situation?
Je crois que l’impératif écologique le plus important de notre temps est de mettre fin à l’illusion que nous sommes séparés de la Nature, que nous sommes les maîtres de la Terre et que nous pouvons manipuler la Terre et les autres êtres à notre guise. Car ce que nous faisons subir à d’autres créatures, quelques humains puissants et privilégiés le font subir à d’autres êtres humains.
Nous avons provoqué l’extinction d’autres espèces à un rythme mille fois plus rapide que la normale. Mais nous faisons aussi beaucoup de choses qui provoquent l’extinction de l’espèce humaine, entre autres par les désastres écologiques que nous avons déclenchés. Mais ce n’est pas inévitable. À l’inverse, nous pourrions commencer à fonctionner dans l’idée que nous sommes des membres de la famille Terre. Nous ne sommes pas extérieurs à la Terre, nous en faisons partie, et toute violence envers n’importe quel fil du réseau de la vie est une violence envers nous-mêmes. Ce réveil nous aiderait à reconnaître les limites que nous devons respecter plutôt que de courir après l’illusion d’une croissance illimitée. En consommant moins cela nous amènerait à créer un monde meilleur pour nous et les autres, car ce n’est pas en abusant de la Terre que nous vivrons mieux.
La première chose que chacun peut faire est de changer sa façon de manger. Manger correctement est un pas important. Nous mangeons aujourd’hui une nourriture produite par l’agriculture industrielle. Elle n’a pas de valeur nutritive, elle est toxique, uniformisée, et ne répond pas aux besoins de la planète, ni aux nôtres. 75% de la destruction écologique de la planète est due à l’agriculture industrielle et à un système alimentaire mondialisé, et 75% des maladies sont liées à ce système alimentaire.
Il nous faut donc changer notre façon de nous nourrir, en étant conscients du fait que nous sommes ce que nous mangeons – ce n’est pas quelque chose de séparé, ce n’est pas une marchandise, ce n’est pas du carburant pour notre corps comme s’il était une machine. Nous sommes des temples vivants, sacrés, et la nourriture est elle-même un don sacré. Nous devons rétablir ce caractère sacré. Notre ancien précepte, anna Brahma, signifie «la nourriture est le créateur». Le créateur est incarné dans la nourriture.
Donc, par le simple acte de manger, nous pouvons commencer à protéger la planète, à inverser le changement climatique, à inverser l’extinction des espèces, nous pouvons résoudre le problème de l’eau, inverser la désertification et améliorer notre santé. Il serait bien stupide de ne pas faire ce petit pas.
Je crois que nous sommes humains dans la mesure où nous donnons sa place à la vie non humaine et reconnaissons à quel point nous dépendons d’elle.
L’Inde est un pays qui émerge rapidement, avec une population jeune. Comment la jeunesse peut-elle participer à un nouveau paradigme pour avoir un espoir, un avenir?
D’abord nous n’émergeons de rien du tout! Nous sommes une ancienne nation, et ce mot nous a été attribué par l’économie mondialisée, qui nous a traités comme un marché émergeant pour son profit. Une civilisation vieille de 10’000 ans n’émerge pas, elle évolue. Elle évolue vers le prochain pas.
Or le prochain pas pourrait être une mauvaise photocopie du catastrophique paradigme occidental, fait de consumérisme, d’exploitation des ressources, de compétition et d’insatisfaction. Un paradigme qui est conçu pour détruire le travail. La jeunesse n’a aucune place dans ce paradigme parce qu’il ne crée pas de travail.
Comment garantir un avenir aux jeunes en Inde? Je pense qu’il faut tout d’abord qu’ils apprennent les profonds principes de notre civilisation, qui est une civilisation écologique. Qu’ils apprennent de gens comme Gandhi la dignité du travail. Lui qui voyait le filage à la main comme un chemin vers la liberté, qui valait mille fois mieux que la condition de serf dans une gigantesque filature ou une manufacture de vêtements. Il considérait que monter d’un échelon dans l’esclavage n’était pas un progrès, que la libération consistait à sortir d’un système d’esclavage.
Nous devons nous réapproprier l’enseignement de Bouddha, qui est aussi né dans ce pays, l’enseignement de la compassion. Le modèle économique actuel nous incite à être cruels et brutaux. Et l’Inde vit cette brutalité, que ce soit dans la violence envers les femmes, le viol de bébés de deux ans ou le meurtre à l’école d’enfants de sept ans. Ce n’est pas l’Inde que je connais. C’est une Inde dénaturée. Elle gâche trop de vies. Il nous faut reconquérir l’Inde. Une Inde où la jeunesse aura sa place.
Quelle est votre vision de l’humanité? Vers quoi allons-nous? Comment y parviendrons-nous?
Je crois que nous sommes humains dans la mesure où nous donnons sa place à la vie non humaine et reconnaissons à quel point nous dépendons d’elle. Notre humanité ne résulte pas de la séparation. Elle ne découle pas de la violence, ni de l’exploitation dont nous sommes capables. Ce n’est pas ça, être humain. Être humain signifie faire partie de la Terre, avoir de la compassion, répandre l’amour.
Mon plus grand rêve est de continuer à faire ce que je fais depuis plus de 50 ans, mais aussi de répondre aux nouveaux défis. Un brillant scientifique comme Stephen Hawking a dit que dans 100 ans ou bien nous aurons disparu, ou bien nous nous serons échappés vers d’autres planètes. Voilà ce que je lui réponds: «Vous les types de l’Occident, vous les Blancs, les hommes puissants, vous vous êtes échappés trop de fois, et vous avez piétiné trop de choses.»
Il est irresponsable de détruire cette Terre, d’être violent envers la Terre Mère, et d’entretenir cet orgueil démesuré en voulant coloniser d’autres planètes, en appelant ça civilisation planétaire! Je dirais plutôt qu’il s’agit de la fiction et de l’illusion d’un impérialisme planétaire.
Ce dont nous avons besoin, c’est de connaître les limites qui nous guident sur cette planète et de respecter les frontières planétaires. C’est ainsi que l’on devient plus humain. Plus nous vivrons en respectant les limites de la Terre, les limites posées par la justice sociale, par le respect de tous, plus profonde sera notre humanité. Notre civilisation a connu cet état dans le passé mais elle l’a oublié, et maintenant elle s’en souvient et rejoint d’autres civilisations, y compris celles qui l’ont oublié depuis plus longtemps encore. Nous sommes tous en recherche. Il ne s’agit pas seulement de se demander comment avoir un avenir en tant qu’espèce humaine; il faut comprendre que notre survie dépend de la reconnaissance que toutes les autres espèces doivent elles aussi avoir un avenir, et que nous n’avons pas le droit de les exterminer ni de les acculer à l’extinction.
Il nous faut passer de l’orgueil démesuré à l’humilité. De l’étroitesse d’un mental mécaniste, de la monoculture de l’esprit, à l’écologie de l’esprit, d’un esprit qui fait partie du tout.
La spiritualité a-t-elle un rôle à jouer dans ce paradigme de changement? Certains pensent qu’on ne peut changer le monde qu’en se changeant soi-même – tout doit venir de l’intérieur, grâce à la méditation. Après avoir passé ce dernier mois dans votre ferme, j’ai compris qu’il y a deux voies, car il y a tant de choses que nous avons encore besoin de développer pour vivre en communauté, produire de la nourriture et retrouver notre connexion avec la Terre. Qu’en pensez-vous?
Eh bien nous méditons ici, mais pas tout le temps. Je pense que le matérialisme crasse engendré par la cupidité a provoqué une réaction : la spiritualité a été définie comme n’étant que la vie intérieure. Mais le principe de base de la spiritualité est de reconnaître l’interconnexion – qu’il n’y a pas de séparation entre l’intérieur et l’extérieur. Toute violence exercée contre la Terre provient d’une dégradation de notre être spirituel. Tout aspect de notre être spirituel qui devient plus conscient nous empêche de nuire aux autres. De même qu’il n’y a pas de séparation entre les humains et la Terre, il n’y a pas de séparation entre la vie spirituelle et la vie matérielle. Toute vie est sacrée. Et on le vivra vraiment quand la spiritualité sera reconquise.