L’observation
Swami Vivekananda expose la base scientifique du Raja Yoga en soulignant l’importance de l’observation.
Toute notre connaissance repose sur l’expérience. Ce que nous appelons la connaissance par voie d’inférence, qui passe du moins général au plus général, ou du général au particulier, a pour base l’expérience. Dans ce qu’on appelle les sciences exactes, on arrive facilement à la vérité, parce que celle-ci fait appel à l’expérience individuelle de chacun. Le savant ne nous impose pas de croire en quoi que ce soit; il arrive à certains résultats tirés de ses propres expériences, et lorsqu’il en fait la base d’un raisonnement et nous demande d’accepter ses conclusions, il fait appel à une expérience commune au genre humain. Dans toute science exacte, il existe une base que partage toute l’humanité si bien que nous pouvons immédiatement constater la véracité ou la fausseté des conclusions qu’on nous propose.
Or la question qui se pose est celle-ci: la religion possède-t-elle une base de ce genre ou n’en a-t-elle pas? Je vais devoir répondre à la fois par l’affirmative et la négative.
Les religions, telles qu’on les enseigne généralement partout dans le monde, passent pour reposer sur la foi et la croyance. Dans la plupart des cas, elles s’appuient principalement sur différents ensembles de théories, et c’est pour cette raison que nous les voyons se quereller entre elles. Ces théories, elles aussi, reposent sur des croyances. L’un dira qu’il existe un grand être assis sur les nuées, gouvernant tout l’univers, et il exigera que je le croie pour la simple raison qu’il me l’affirme. De même, je peux avoir mes propres idées que je veux imposer à autrui, et si on me demande pourquoi, je suis incapable de donner une bonne raison. C’est pour cela que la religion et la philosophie métaphysique ont actuellement mauvaise réputation. Il semble que tout homme instruit se dise: «Ces religions ne sont que des fatras de théories sans aucun critère qui permette de les vérifier, chacun prêchant ses idées favorites.»
Néanmoins la religion possède une base de croyance universelle qui sous-tend les diverses théories et idées des différentes sectes qu’on trouve dans tous les pays. Si nous cherchons le fondement de ces multiples théories, nous verrons qu’elles aussi reposent sur des expériences universelles.
Les religions sont fondées sur l’expérience
En premier lieu, si l’on analyse toutes les religions du monde, on constate qu’elles se répartissent en deux catégories, celles qui ont un Livre, et celles qui n’en ont pas. Les premières sont les plus fortes et réunissent le plus grand nombre de fidèles. Celles qui n’ont pas de Livre, ont pour la plupart disparu et les nouvelles, peu nombreuses, n’ont pas beaucoup d’adeptes. Pourtant, dans toute religion, on trouve l’opinion généralement admise que les vérités prêchées sont le résultat de l’expérience de telle personne déterminée […] Si vous remontez à la source du christianisme, vous verrez qu’il a pour base l’expérience. Le Christ a dit qu’il voyait Dieu; les disciples ont dit qu’ils sentaient Dieu, etc. De même, dans le bouddhisme, il y a le Bouddha qui a fait l’expérience de certaines vérités, les a vues, est entré en contact avec elles et les a prêchées au monde. Il en va de même pour les hindous: dans leurs livres, les auteurs, appelés rishis ou sages, déclarent avoir fait l’expérience de certaines vérités, qu’ils se sont mis à prêcher. Il est donc clair que toutes les religions du monde ont été édifiées sur cette base unique, universelle et adamantine de toute notre connaissance – l’expérience directe. Les Maîtres ont tous vu Dieu; ils ont tous vu leur âme, ils ont vu leur avenir, ils ont vu leur éternité, et ils ont prêché ce qu’ils avaient vu.
Il faut cependant observer que dans la plupart des religions, et surtout à l’époque moderne, on entend de curieuses affirmations: de telles expériences seraient impossibles de nos jours; elles n’auraient été possibles que pour un petit nombre d’hommes, les premiers fondateurs des religions qui prirent ensuite leur nom […] C’est une opinion que je rejette catégoriquement. Si, pour une branche particulière de la connaissance, on a fait une expérience donnée, il s’ensuit rigoureusement que cette même expérience a été possible des millions de fois auparavant, et qu’elle se répétera éternellement. L’uniformité est la loi absolue de la nature; ce qui s’est produit une fois peut toujours se reproduire.
Expérimenter dissipe les doutes
Ceux qui enseignent la science du yoga déclarent par conséquent que la religion ne repose pas seulement sur des expériences de jadis, et que nul homme ne peut être religieux tant qu’il n’a pas eu lui-même ces perceptions. Le yoga est la science qui nous enseigne comment obtenir ces perceptions. Il ne sert pas à grand-chose de parler de religion tant qu’on ne l’a pas sentie, vécue […] De quel droit un homme dirait-il qu’il a une âme s’il ne la sent pas, ou qu’il existe un Dieu s’il ne Le voit pas? S’il y a un Dieu, nous devons Le voir, et s’il y a une âme nous devons la percevoir; sinon il vaut mieux ne pas y croire […] L’homme veut la vérité, il veut faire lui-même l’expérience de la vérité. Quand il l’a saisie, réalisée, ressentie au plus profond de son cœur, c’est alors seulement, disent les Védas, que tous les doutes peuvent s’évanouir, toute l’obscurité se dissiper et tout ce qui était tordu se redresser. «Ô enfants de l’immortalité, et même vous qui vivez dans la sphère la plus élevée, la voie a été trouvée; il existe un chemin hors de toute cette obscurité: c’est en percevant Celui qui est au-delà de toute obscurité, il n’est pas d’autre chemin.»
De quel droit un homme dirait-il qu’il a une âme s’il ne la sent pas, ou qu’il existe un Dieu s’il ne Le voit pas?
La science du Raja-Yoga se propose d’offrir à l’humanité une méthode pratique et scientifiquement établie pour parvenir à cette vérité. Chaque science doit avoir son propre mode d’investigation […] Je pourrais vous prêcher des milliers de sermons, cela ne vous rendrait pas religieux pour autant aussi longtemps que vous ne pratiquerez pas la méthode. Telles sont les vérités qu’enseignent les sages de tous les pays, de toutes les époques, ces hommes purs et sans égoïsme dont le seul mobile est de faire du bien au monde. Tous déclarent qu’ils ont trouvé une vérité supérieure à ce que les sens peuvent nous montrer, et ils nous invitent à le vérifier par nous-mêmes. Ils nous demandent d’adopter leur méthode et de la mettre consciencieusement en pratique; si, ce faisant, nous ne rencontrons pas cette vérité supérieure, nous aurons alors le droit de dire que leurs assertions étaient sans fondement; mais tant que nous n’aurons pas essayé leur méthode, logiquement, nous ne pourrons pas leur donner un démenti. Aussi devons-nous travailler fidèlement, en suivant les méthodes prescrites, et la lumière se fera.
L’importance d’observer
Pour acquérir des connaissances, nous avons recours à des généralisations, qui à leur tour reposent sur des observations. Nous commençons par observer des faits, puis nous généralisons, et enfin nous tirons des conclusions ou des principes. Nous ne pourrons jamais obtenir la connaissance de l’esprit, de la nature intérieure de l’homme, de la pensée, tant que nous n’aurons pas la capacité d’observer les faits qui se déroulent en nous. Il est relativement facile d’observer des faits dans le monde extérieur, car on a inventé de nombreux instruments à cette fin, mais pour le monde intérieur, nous ne disposons d’aucun instrument extérieur pour nous aider. Or nous savons que pour édifier une véritable science, il faut observer. Sans analyse appropriée, toute science sera impuissante, elle ne fera qu’échafauder des théories. C’est pour cette raison que tous les psychologues se querellent entre eux depuis toujours – excepté quelques chercheurs qui ont découvert des procédés d’observation.
Nous commençons par observer des faits, puis nous généralisons, et enfin nous tirons des conclusions ou des principes.
La science du Raja-Yoga se propose tout d’abord de nous fournir les moyens d’observer les états intérieurs. L’instrument utilisé est l’esprit lui-même. La puissance d’attention, lorsqu’elle est convenablement guidée et dirigée vers le monde intérieur, peut analyser l’esprit et éclairer les faits. Les pouvoirs de l’esprit sont comme des rayons lumineux diffus; lorsqu’on les concentre, ils éclairent. C’est notre seul moyen d’acquérir la connaissance.
Regarder le monde intérieur
De fait, chacun l’utilise, tant dans le monde extérieur que dans le monde intérieur, mais le psychologue doit observer ce dernier avec la même minutie que met l’homme de science à étudier le monde extérieur; et pour cela il faut un grand entraînement. Depuis notre enfance on ne nous apprend à regarder que les choses extérieures et jamais les choses intérieures; c’est pourquoi la plupart d’entre nous ont perdu la faculté d’observer le mécanisme intérieur. Tourner l’esprit vers l’intérieur, l’empêcher de se diriger vers l’extérieur, concentrer ensuite tout son pouvoir et le projeter sur l’esprit lui-même pour qu’il apprenne à s’analyser et à connaître sa propre nature, est un travail très ardu. C’est pourtant le seul et unique moyen d’appréhender cette étude de manière scientifique.
La plupart d’entre nous ont perdu la faculté d’observer les mécanismes intérieurs.
A quoi servira cette connaissance? En premier lieu la connaissance est à elle-même sa plus haute récompense; en second lieu elle a son utilité. Elle fait disparaître toutes nos souffrances. Lorsque par l’analyse de son propre esprit l’homme se trouve, pour ainsi dire, face à face avec quelque chose d’indestructible, quelque chose qui, par nature, est éternellement pur et parfait, il ne sera plus malheureux, il ne souffrira plus. Toute souffrance émane de la peur, du désir inassouvi. Si l’homme s’aperçoit qu’il ne meurt jamais, il ne craindra plus la mort. Lorsqu’il saura qu’il est parfait, il n’aura plus de vains désirs. Ces deux causes ayant disparu, il n’y aura plus de souffrance, ce sera la béatitude parfaite, alors même qu’il vivra dans ce corps.
Connaissance et concentration
Il n’existe qu’une seule méthode par laquelle atteindre à cette connaissance, c’est ce qu’on appelle la concentration […] Comment toute la connaissance du monde s’est-elle acquise, sinon par la concentration du pouvoir de l’esprit? Le monde est prêt à révéler ses secrets pour peu que nous sachions frapper à la bonne porte et donner le coup nécessaire. Or, la force et la puissance du coup donné résulte de la concentration. Il n’y a pas de limite au pouvoir de l’esprit humain. Plus l’esprit est concentré, plus il peut appliquer de force en un point donné. Voilà le secret.
Il est facile de concentrer l’esprit sur les objets extérieurs, car l’esprit se dirige tout naturellement vers le dehors. Il n’en va pas de même en religion, en psychologie, en métaphysique, où le sujet et l’objet ne font qu’un. L’objet est intérieur, l’esprit étant lui-même l’objet, et c’est lui qu’il faut étudier – ainsi c’est l’esprit qui étudie l’esprit. Nous savons qu’il existe un pouvoir de l’esprit appelé réflexion […] Vous travaillez, par exemple, et vous pensez en même temps, cependant qu’une portion de votre esprit reste à l’écart et considère ce que vous pensez. Il faut concentrer ces différentes forces de l’esprit et les retourner sur lui-même. Alors cet esprit concentré découvrira ses secrets les plus intimes, tout comme les recoins les plus obscurs livrent leurs secrets devant les rayons perçants du soleil.
C’est ainsi que nous parviendrons à la base de la foi, à la véritable et authentique religion. Nous percevrons par nous-même si nous avons une âme, si notre vie dure cinq minutes ou l’éternité, s’il y a un Dieu dans l’univers ou s’il n’y en a pas. Tout cela nous sera révélé.
Ne croyez à rien que vous n’ayez découvert par vous-même; voilà ce que nous enseigne le Raja-Yoga.
C’est ce que le Raja-Yoga se propose de nous enseigner. Le but de son enseignement est de nous démontrer comment concentrer notre esprit, puis comment pénétrer dans ses replis les plus secrets, comment généraliser ce que nous y trouvons et en tirer nos propres conclusions […] Tout être humain a le droit et le pouvoir de chercher la religion; chacun a le droit de demander pourquoi et de trouver lui-même la réponse s’il veut bien s’en donner la peine.
Nous voyons ainsi que, pour l’étude du Raja-Yoga, il n’est besoin ni de foi ni de croyance. Ne croyez à rien que vous n’ayez découvert par vous-même; voilà ce que nous enseigne le Raja-Yoga. La vérité n’a pas besoin d’être étayée par un échafaudage […]
L’esprit est en quelque sorte un instrument entre les mains de l’âme, c’est par lui que l’âme saisit les objets extérieurs. L’esprit est constamment en train de changer et de vaciller; quand on le perfectionne, il peut s’attacher soit à plusieurs organes, soit à un seul, soit à aucun. Si par exemple j’écoute avec grande attention le tic-tac de l’horloge, il se peut que je ne voie rien, même en ayant les yeux ouverts; cela vient de ce que mon esprit est relié à l’organe de l’ouïe et non à celui de la vue. L’esprit rendu parfait peut se relier simultanément à tous les organes. Il a le pouvoir de faire retour sur soi-même et de scruter ses propres profondeurs. Ce pouvoir réflexif est ce que le yogin désire obtenir. En concentrant les pouvoirs de son esprit et en les orientant vers l’intérieur, il cherche à savoir ce qui se passe intérieurement […] Chaque science nécessite certaines préparations et a ses propres méthodes qu’il faut suivre pour pouvoir la comprendre, il en va de même pour le Raja-Yoga.
Extrait de Introduction au Raja Yoga
limpide ! tout ce qu’on aimerait pouvoir dire aux sceptiques, à ceux qui ne croient que ce qu’ils voient est là.
quel réconfort que l’argument scientifique clair pour différencier la foi de la croyance …
Je croyais que le pouvoir de concentration était un des résultat de la méditation. Il me semblait également que la concentration pouvait plutôt être un obstacle à la méditation par cette trop grande volonté de faire, créant ainsi une possible dureté intérieure.
Vivekananda ne tient pas ce discours …. Qu’ai-je mal compris ?
Merci pour tous ces beaux articles.
Michèle S