Les antidotes aux préjugés
Comment les préjugés naissent-ils? Comment vivre sans préjugés? Kamlesh Patel étudie ces questions et nous propose quelques antidotes pour dépasser nos préjugés.
En 2003, mon fils m’a offert Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, un classique américain. J’ai interrompu ma lecture après l’épisode de l’arrestation de Tom Robinson, parce que c’était trop triste. Dix ans plus tard, j’ai vu le film dans lequel Atticus Finch est merveilleusement incarné par Gregory Peck. Il se trouve que celui-ci est justement mort en 2003, et l’acteur qui avait joué Tom Robinson lui a rendu hommage en ces termes: «Gregory Peck est mort, mais Atticus Finch continuera à exister dans nos vies, car il représente quelque chose de rare: de tout le village, il a été le seul à se battre pour la justice.»
Cette histoire a beaucoup changé ma perception des choses. Il y est question de préjugés raciaux, d’injustice, d’enfants qui perdent leur innocence et du courage nécessaire pour surmonter ses propres faiblesses devant ces maux sociaux. Et c’est cela qu’il nous faut dans la vie, du courage. Le titre du livre est génial. Que nous dit-il? Que chacun de nous a dans le cœur un oiseau innocent qui chante tout le temps «fais ceci, ne fais pas cela». Si nous tuons cet oiseau qui nous guide, nous tuons notre voix intérieure, et c’est aussi grave que de se suicider. Nous continuons à vivre physiquement, mais nous avons détruit notre conscience.
Nous savons tous ce que sont les préjugés, la discrimination et l’injustice. Parfois nous prenons la défense des victimes, parfois nous restons des spectateurs ou des témoins muets, et parfois c’est nous qui offensons les autres.
On utilise souvent le mot «discrimination» dans un sens négatif, mais pour la philosophie yogique, la discrimination a une signification très profonde. Elle est au service d’un but. Il y a dans le yoga quatre sadhanas (pratiques spirituelles) fondamentales. La première est viveka, la discrimination ou le discernement – la sagesse innée qui nous permet de distinguer le bien du mal. Et quand sommes-nous capables de faire cette distinction? Quand nous sommes impartiaux et ouverts. Avoir des préjugés signifie que notre opinion est toute faite. Nos idées préconçues nous empêchent de voir la réalité, les faits et les cas de figure particuliers.
Dans la philosophie yogique, la discrimination a une signification très profonde. Elle est au service d’un but.
Comment conduire notre vie de manière à dépasser les préjugés? Il ne suffit pas de reconnaître le problème. On peut écrire dans son journal, parler à un ami, demander de l’aide, vouloir changer, mais il faut faire bien plus que cela. Les vœux pieux ne sont pas suffisants. Ce n’est qu’en travaillant dur qu’on atteint ses objectifs. Si on ne le fait pas, on ne peut s’en prendre à personne d’autre. Et dès qu’on pense avoir réussi quelque chose, on cesse souvent de progresser. C’est le côté tragique des petits succès. On croit qu’on est arrivé, on perd son centre, sa focalisation sur un but, et on commet à nouveau un suicide spirituel.
Mais dans le voyage spirituel, c’est à qui saura le mieux se perdre lui-même; car pour s’élever, il faut se faire petit. Les clés de la progression sont l’humilité et la pureté. La pureté nous ouvre le cœur, et cette ouverture nous donne une liberté d’interaction avec tous et tout. Sans pureté, il n’y a pas d’unité, et sans unité, il y aura toujours des préjugés.
Dans ce voyage intérieur – ce voyage infini – il n’y a pas de compétition avec les autres. On ne se mesure qu’à soi-même: on voudrait simplement agir aujourd’hui mieux qu’hier. Et on se soumet humblement: «J’ai besoin de changer. Guide-moi. Dans quelle direction dois-je aller? Qu’est-ce que je dois corriger en moi?» Chacun ne connaît que trop bien ses faiblesses, mais on a l’habitude de regarder celles des autres. On surveille leurs travers, et on oublie les nôtres.
Sans pureté, il n’y a pas d’unité, et sans unité, il y aura toujours des préjugés.
La première cause de nos préjugés vient du fait que nous ne tenons pas compte d’observations ou de choses avérées. Et nous nous accrochons à nos opinions même quand nos expériences les démentent de façon répétée! C’est pour préserver son image de soi, ou son honneur, qu’on adopte cette funeste attitude entièrement fondée sur l’ego.
Nos désirs aussi nous font prendre des positions biaisées en dépit de faits clairs et incontestables. Car les désirs inassouvis provoquent agitation et turbulences intérieures. Ils peuvent même susciter la colère, quand les choses ne se plient pas à nos caprices. Et la colère, comme la peur, entrave la discrimination. Dans les deux cas, il est très difficile de distinguer le bien du mal.
Un troisième facteur qui nous empêche de discriminer est le sentiment égotique de supériorité: comme nous avons déterminé à l’avance que nous sommes supérieurs, ipso facto tous les autres sont inférieurs. Le meilleur antidote à cette arrogance consiste à toujours penser que l’autre est plus grand que nous, quelle que soit notre grandeur. Cette simple prescription élimine tous les préjugés fondés sur l’ego.
Le meilleur antidote à notre arrogance consiste à toujours penser que l’autre est plus grand que nous, quelle que soit notre grandeur.
En gros il y a deux types de préjugés: les positifs et les négatifs. Que se passe-t-il quand on met Untel sur un piédestal? «C’est quelqu’un de si bien – il ne peut rien faire de mal.» C’est une forme positive de préjugé. On idéalise une personne sans fondement. Et le préjugé négatif va en sens opposé: quel que soit le mérite de quelqu’un, on a déjà décidé que c’était un incapable.
Quel est le contraire d’un préjugé? C’est une appréciation correcte, faite en se centrant sur des données précises, sans aucune idée préconçue. C’est là que la discrimination, viveka, la première étape du yoga, prend toute son importance. Sans cette aptitude à discriminer, nous aurons des préjugés toute notre vie. Il nous faut donc cultiver ce joyau dans notre psyché; cela exige une certaine ouverture du cœur et de la détermination.
Dans quelles situations cessons-nous de porter des jugements? Demandez à une mère. Juge-t-elle son enfant? La réponse se trouve dans la tendresse des bras maternels. Il faut simplement aimer, puis avoir le courage de s’en tenir à ses propres convictions. C’est facile à dire, mais lorsqu’on est confronté à des situations de la vie réelle, on manque souvent de courage. L’ouverture d’esprit vient de la conviction et la conviction se base sur une bonne discrimination générée par un cœur pur. À l’opposé, le cœur peut aussi devenir un terreau fertile pour les préjugés.
La peur joue un rôle important, lorsqu’il s’agit de discriminer. Qui arrive à discriminer en ayant peur? L’ouverture d’esprit favorise la liberté de pensée, contrairement au dogmatisme et aux préjugés. Qu’est-ce que l’ouverture d’esprit? Au début de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, les trois enfants sont très heureux, ce qui peut nous indiquer que les préjugés se dissolvent quand on devient semblable à un enfant. Puis ces enfants perdent leur innocence en étant confrontés au racisme. Jusque-là, ils s’ouvraient joyeusement à la vie. Le contraire des préjugés est donc une attitude de fraîcheur envers toutes les facettes de la vie, pareille à celle des enfants, une attitude positive – un esprit ouvert.
Les petits enfants n’ont aucun préjugé. Leur esprit et leur cœur sont simples et purs. Ils accueillent toutes les impressions venant du monde extérieur, les bonnes comme les mauvaises. En grandissant, ils se mettent à trier ces impressions, et tentent de ne retenir que celles qui leur sont agréables. C’est alors que les préjugés s’installent et que l’ouverture d’esprit disparaît. Si nous trouvons le moyen de conserver cette première attitude d’émerveillement tout au long de notre vie, on pourra dire que nous avons l’esprit ouvert.
Il y a trois principales catégories de discrimination
La bonne discrimination est inspirée par le cœur, car le cœur ne peut pas envoyer de faux signaux. Quand quelque chose ne va pas, il devient plus lourd. Vous avez dû ressentir cela. Le cœur est capable de déterminer ce qui est bien ou mal, ce qu’on doit faire ou non, ce qui relève de notre devoir (dharma) ou ce qui lui est contraire (adharma).
La discrimination fondée sur l’intérêt personnel et le désir est toujours erronée, car elle provient d’un mental partial, et ne sert que des buts égoïstes.
La discrimination pervertie et opiniâtre n’est pas seulement erronée, elle semble absurde et empêche toute progression. On voit tout selon une perspective faussée. On parle alors souvent d’intelligence pervertie, de confusion et de peur. Le fait de se soustraire à ses responsabilités est aussi révélateur de ce type de discrimination.
Les préjugés ne sont que la conséquence d’un sentiment de supériorité, ils témoignent d’une attitude de non-acceptation. Et quel en est le résultat final? C’est l’injustice. Les préjugés et l’injustice sont liés comme la graine et l’arbre: sans la semence du préjugé, l’arbre de l’injustice n’existerait pas. Celui qui ignore la voix de son cœur dépose en fait une lourde pierre sur ce cœur et devient sourd à ses signaux. Il n’entend pas l’oiseau moqueur qui continue à chuchoter quand on s’engage sur un mauvais chemin.
Cette attitude nous fait perdre de vue les clauses écrites dans le manuel de nos cœurs. Nous sommes centrés sur nous-mêmes, craignant d’être privés de prétendus avantages à court terme. Nous perdons le courage ou la volonté de discriminer et d’agir, et finissons par nous sentir coupables, ce qui parachève le désastre. C’est pour cela que Ram Chandra de Fatehgarh a dit un jour: «Les préjugés sont synonymes de faiblesse du cœur.»
Les antidotes aux préjugés
Il existe de puissants remèdes contre les préjugés. Même si on n’en assimile qu’un seul, on parvient à de grands accomplissements.
– Cultivez l’amour et la prière dans votre cœur.
– Imaginez que la paix règne partout.
– Développez l’empathie.
– Développez la tolérance.
– Développez la confiance et le respect mutuels.
– Immergez-vous au plus profond de votre être.
– Abandonnez toutes les croyances fondées sur le rationalisme.
– Soyez ouvert, réceptif et déterminé.
– Pensez que les autres sont plus grands que vous.
– Résistez aux impulsions de votre esprit critique.
– Sachez que les préjugés sont un lourd handicap.
– Faites bien votre pratique – c’est un bon début.
– Travaillez sur vous-même sans relâche, pour vous affiner toujours davantage.
– Imaginez un avenir où l’ancien mode de vie fondé sur les préjugés n’existe plus.
– Développez une vision universelle.
Comment échapper au piège des préjugés? Par l’acceptation et l’amour. Une fois que nous acceptons les choses telles qu’elles sont, la tendance au jugement disparaît. Grâce à l’amour et l’acceptation, avec le temps, même ce qui nous contrariait finit par nous être favorable. Rien n’obscurcit autant l’esprit que les préjugés. Restez serein et gardez le cœur ouvert. Ces deux qualités sont d’une importance capitale pour tenir les préjugés à distance.