Leçons du jardin. Les vers de terre, l’invisible et la synchronicité
Alanda Greene nous fait part de ses réflexions autour d’une question qui l’habite depuis longtemps: «Qu’est-ce que je ne vois pas? comment penser l’invisible?» En se référant aux vers de terre, elle en vient à évoquer les paradoxes que soulève cette question, ainsi que les phénomènes de synchronicité.
J‘ai grandi dans une ville de grandes pelouses vertes et de trottoirs bétonnés. Les quartiers de banlieue, avec leurs rues incurvées et leurs ronds-points, offraient aux piétons, aux cyclistes et aux mamans avec leurs poussettes un réseau facile à parcourir. On pouvait y franchir de longues distances sans jamais avoir à traverser une rue. C’était merveilleux, et nous roulions et courions partout en sécurité.
Or, après une averse, les vers de terre se faisaient piéger sur ces trottoirs. Ils entreprenaient une traversée sur le béton humide, passant d’un havre de boue à l’autre, mais nombre d’entre eux n’allaient pas bien loin avant que le trottoir ne sèche. J’y découvrais avec tristesse leurs restes rosés, desséchés comme des brindilles. Quand je trouvais un ver encore vivant, je le mettais en lieu sûr dans l’herbe.
Dans mon jardin, les vers de terre ne circulent pas en surface après la pluie, et je ne trouve pas de carcasses desséchées. Ils sont cependant exposés à d’autres menaces. Au printemps, anxieux de remplir les becs béants de leurs nouveau-nés, les rouges-gorges sautillent effrontément autour de mes pieds pour attraper des vers lorsque je retourne la terre. Bien qu’ils ne mangent pas uniquement des vers, les oisillons peuvent en avaler quatre à cinq mètres chacun pendant les deux semaines qui précèdent leur sortie du nid. Sachant qu’il y a trois ou quatre petits par nid et plusieurs nids dans la cour – dans la glycine, les cèdres, le noisetier – on comprend que cette manne offerte pousse les parents à prendre un tel risque.
J’aime les vers de terre et j’aime aussi les rouges-gorges, je favorise leur présence dans mon jardin. Quand on relève la bonne qualité de ma terre, j’en attribue le mérite à tout ce qu’apportent ces ouvriers qui se tortillent. Je choisis de labourer à la fourche, plutôt qu’avec un motoculteur qui me faciliterait la tâche, car cela ménage davantage les vers. La pelle en coupe trop, alors que la fourche semble glisser autour d’eux.
Fabuleux vers de terre!
Le paillis qui couvre les plates-bandes pendant l’hiver – et reste dans les allées aux autres saisons – fournit une matière organique humide que les vers mangent, les nutriments entrant d’un côté et sortant moulés de l’autre. Les vers représentent une fabuleuse source d’éléments nutritifs pour la terre, ils en équilibrent le pH et la rendent meuble. Ils décomposent la matière organique dont les végétaux se nourriront, et creusent des galeries qui permettent à l’eau et à l’oxygène d’atteindre les racines des plantes. Charles Darwin les appelait les charrues de la nature.
Je réalise alors que le travail le plus important se fait sous la surface, que ce soit au jardin ou dans d’autres dimensions de ma vie.
Mais tout comme je n’en avais pas conscience autrefois – sauf quand je les trouvais morts sur le ciment – je les oublie souvent lorsque je jardine. Ils se tiennent dans la partie invisible du sol, et je ne me souviens d’eux que lorsque je les offre involontairement aux rouges-gorges, que je les vois apparaître en retournant le compost, ou qu’on me demande pourquoi je n’utilise pas de motoculteur. Je réalise alors que le travail le plus important se fait sous la surface, que ce soit au jardin ou dans d’autres dimensions de ma vie.
Rendre l’invisible visible
Dans Des signes de l’invisible: les discours de Jalaluddin Rumi, le célèbre poète, conteur et enseignant soufi du 13esiècle exhorte ses auditeurs à rechercher le trésor caché. Marchant au bord de la mer, se demandant où sont les perles, ou même s’il y en a, il pose cette question: «Comment obtenir une perle simplement en regardant la mer?» Il encourage ceux qu’il instruit à rendre visible ce qui est caché dans leur cœur. «C’est comme la racine d’un arbre, dit-il, bien qu’on ne la voie pas, ses effets sont visibles sur les branches.» Souvent, il rappelle de façon plus claire que les humains doivent se souvenir de ce royaume caché, voilé aux regards, et qu’alors les signes en deviendront évidents. Lorsqu’il n’est pas reconnu, que son existence est niée, le trésor est oublié.
Il semble parfois que d’autres créatures perçoivent l’invisible mieux que les humains. À la fin de l’hiver dernier, il faisait encore froid et il neigeait, mais les jours s’allongeaient déjà et la lumière augmentait. Cependant la cave à légumes restait toujours aussi froide et sombre. Or quand j’y suis descendue pour chercher des pommes de terre, j’ai constaté qu’elles étaient couvertes de petits germes. Ces pommes de terre savaient. Elles savaient qu’il était temps de se préparer à pousser. Mais comment le devinaient-elles? Quels signes percevaient-elles dans cette pièce sombre, froide et apparemment inchangée? Je n’en voyais aucun.
Barbara Kingsolver, dans son recueil d’essais intitulé High Tide in Tucson, parle d’un chercheur, F. A. Brown, qui en 1954 avait retiré des huîtres de leurs fonds marins au Connecticut pour les transférer dans le sous-sol d’un laboratoire de l’Illinois. Pendant quelques semaines, les huîtres avaient conservé un comportement adapté au rythme des marées côtières qu’elles connaissaient: elle s’ouvraient pour absorber du plancton, puis refermaient leurs coquilles. Mais ce rythme collectif s’était modifié par la suite, et les chercheurs avaient finalement calculé que les huîtres réagissaient aux marées de Chicago. Il n’y avait plus de fonds marins en Illinois depuis des millions d’années, mais les huîtres percevaient le rythme des anciennes marées et s’y adaptaient. Elles rendaient visible l’invisible.
Il faut tourner ton esprit vers ce que tu ne peux pas voir.
Il y a bien longtemps, lors d’un séminaire d’une semaine à l’ashram de Yasodhara, on nous a proposé de réfléchir à cette question: «Qu’est-ce que je ne vois pas?» J’ai d’abord trouvé cette question étrange, quelque peu irritante. Qui donc pouvait y répondre? Si on pouvait le voir, ce quelque chose, on ne pouvait pas «ne pas voir». Et si on ne le voyait pas, comment le connaître? La question semblait se refermer sur elle-même, c’était un paradoxe, un défi à la raison. Bien évidemment, ce genre de question ne demande pas une réponse «juste» ou «fausse», comme à l’école. Son but est de provoquer d’autres interrogations et de faire réfléchir. Il n’y a peut-être aucun espoir de lui trouver une «réponse», mais elle offre une magnifique opportunité d’élargir sa pensée et ses perceptions, et cela peut durer toute une vie.
J’ai ramené cette question à la maison comme un chiot qui m’aurait suivie et se serait installé chez moi pour de bon. Peu après, j’ai reçu une revue contenant cet encart: «Il faut tourner ton esprit vers ce que tu ne peux pas voir.» J’ai éclaté de rire devant les mystères de la synchronicité. Et ce carton est resté affiché au-dessus de mon bureau! Je veux me souvenir de ce qui est caché, de ce que je ne vois pas, afin que je puisse en intensifier la mémoire. Je veux me souvenir des vers de terreet leur rendre justice, et me souvenir de tous les autres trésors cachés.
Photo de Timothy Dykes