Le pouvoir de l’auto-compassion, 2e partie
Dans la suite de cette interview, le Dr Chris Germer poursuit son vibrant plaidoyer pour l’auto-compassion. Il nous parle du désir d’être aimé, de notre quête d’approbation et de la façon d’éliminer les obstacles à l’amour pour que celui-ci coule à flot dans nos vies et transforme notre réalité et celles des autres.
Amir Imani: Cette pratique de l’auto-compassion ne cesse de m’étonner, elle est tellement humaine! Mon propre voyage en méditation et pleine conscience a commencé avec David Hunt, un de mes professeurs à l’université de Toronto; il nous introduisait aux pratiques de l’auto-compassion et de l’empathie avant de commencer son cours. Et il nous avait donné ce conseil: «En rentrant chez vous, au lieu de simplement regarder autour de vous dans le métro, entrez en contact avec vous-même et avec votre vis-à-vis. Donnez-vous de l’amour et de la reconnaissance, et offrez à cette personne des prières, de la bienveillance et des pensées positives».
Ce n’était qu’un premier pas, mais j’ai été surpris de voir à quel point cela a transformé ma ville. Elle est devenue un endroit où il faisait bon vivre. Du fait de de ce simple retour au cœur et de cette intention bienveillante, les gens sont devenus plus chaleureux envers moi.
Dans votre livre, vous écrivez: «Se maintenir soi-même dans cette bulle de bienveillance est la chose la plus difficile qui soit. C’est encore plus difficile que d’y maintenir quelqu’un d’autre.» Je me demande pour quelle raison. Sommes-nous à ce point coupés de nous-mêmes? Quand nous nous montrons compatissants envers nous-mêmes, nous avons l’impression d’être faibles. Et nous arrêtons de le faire en nous disant que ce n’est pas pour nous. Pourquoi cela?
Chris Germer: C’est une question profonde, à laquelle on peut répondre de bien des façons. Je me permets de proposer une réponse superficielle, puis une autre, peut-être plus profonde. En fait, la seconde vient du poète persan Hafiz.
La réponse superficielle est qu’il est très difficile de faire quoi que ce soit pour soi-même parce que notre culture considère toute bienveillance envers soi-même comme une forme d’égoïsme. En d’autres termes, même s’il existe une compassion tournée vers l’intérieur et une compassion dirigée vers l’extérieur, seule la seconde est vue comme légitime, juste et acceptable. Le problème, c’est que nous ne pouvons pas faire preuve de compassion envers autrui si nous en manquons envers nous-mêmes.
Une autre raison est que notre système nerveux est généralement en mode «défensif» et non en mode «empathique». Or l’auto-compassion nous fait basculer d’un état physiologique à l’autre. Donc, quand nous faisons preuve de gentillesse envers nous-mêmes et envers les autres – en commençant par nous-mêmes – nous modifions notre physiologie. Mais il est impossible de rester gentil avec soi-même quand on se sent menacé. Il nous faut donc trouver un moyen de passer de la menace au care, pour reprendre les termes de Phil Gilbert du Royaume Uni.
Il y a en nous une grande force qui nous pousse à nous relier les uns aux autres
Venons-en maintenant à la réponse plus profonde, celle de Hafiz: «Reconnais que tu demandes à tous ceux que tu rencontres: «Aime-moi.» Bien sûr, tu ne le dis pas à haute voix, sinon quelqu’un appellerait la police. Mais songes-y, cela révèle qu’il y a en nous une grande force qui nous pousse à nous relier les uns aux autres.
Pourquoi ne pas devenir celui qui vit avec dans chaque œil une pleine lune qui murmure sans cesse, dans le doux langage lunaire, ce que chaque autre œil, dans ce monde, meurt d’envie d’entendre?»
Hafiz affirme que nous demandons à tout le monde de nous aimer, et c’est un peu vrai. C’est vrai qu’il vaudrait mieux être moins à la recherche de l’approbation d’autrui en lâchant ce désir. Mais tout le monde n’est pas prêt à renoncer à cette quête d’approbation. Cela sera-t-il un jour possible? Dès notre naissance, nous avons besoin d’être aimés pour survivre, et nous gardons cette envie jusqu’au jour de notre mort.
Donc nous voulons être aimés, mais – et c’est la difficulté essentielle – nous l’avons oublié. Et si nous l’avons oublié, c’est que ce besoin n’a pas été satisfait, dans la mesure où nos parents et notre culture ont déterminé ce qui était bien ou mal. Et nous en sommes arrivés à un point où nous avons occulté ce désir d’être aimés par tous ceux que nous rencontrons.
«Tout comme chaque être désire être aimé, je le désire moi aussi.»
Or quand nous ne sommes pas conscients que nous désirons être aimés, nous ne voyons pas que les autres le désirent aussi. Et quand nous ne voyons ce désir d’être aimé ni en nous-mêmes ni chez les autres, le cœur reste fermé. Nous vivons dans l’ombre de la peur d’être rejetés.
Imaginez comment ce serait de vous réveiller le matin en vous disant: «Tout comme chaque être désire être aimé, je le désire moi aussi.» Imaginez! Vous penseriez aux paroles de Hafiz, et en sortant dans la rue vous verriez dans les yeux de chacun le désir d’être aimé. Que se passerait-il alors dans les cœurs? Nos cœurs seraient doux, nous sentirions de la bienveillance, nous éprouverions de la bonté. Nous n’aurions pas aussi peur, et nous ne nous sentirions pas aussi seuls.
Tels sont les fondements d’une vie où la compassion envers nous-même et envers les autres deviendrait facile.
AI: Il s’agit donc de mettre en pratique quelque chose que nous avons oublié – d’apprendre à nous souvenir.
CG: À nous souvenir de notre beauté. De notre beauté et de notre désir d’être encore et toujours accueillis dans ce monde tels que nous sommes.
AI: Certains trouvent ça artificiel.
CG: Effectivement, au début cela semble artificiel. Quand on apprend à faire du vélo, rouler ne nous est tout d’abord pas naturel, puis vient un moment où nous n’y pensons même plus. On croit parfois que ce qui nous paraît artificiel n’est pas réel. Or c’est faux. Il arrive que la vérité ressemble à une fiction. À l’époque où les gens croyaient que la terre était plate, cela paraissait vrai. Et quand on a su qu’elle était ronde, on n’y croyait pas, alors que c’était la réalité! C’est la même chose pour l’amour, pour l’amour universel et pour l’auto-compassion. En réalité, c’est la chose la plus naturelle au monde.
Ce qu’il faut apprendre, c’est à éliminer ce qui fait obstacle à la compassion. Et quand nous y serons parvenus, elle coulera à flots. C’est la voie de la moindre résistance. Nous apprenons à lâcher nos résistances à l’amour envers soi et envers les autres.
AI: Merveilleux. Cette idée d’éliminer les obstacles à l’amour m’amène à une question qui vous a été adressée par un auditeur: «Vous citez souvent Rumi dans vos livres. Pourriez-vous me dire dans quelle mesure le poète vous a aidé à approfondir votre compréhension de la compassion et de l’auto-compassion?»
Rumi comprend la voie de l’amour, en dehors de tout dogme et de toute idéologie
CG: Vous évoquez Rumi et j’en ai les larmes aux yeux, parce que Rumi connaît la voie de l’amour, et qu’il a trouvé les mots pour en parler. Il est actuellement le poète, le poète le plus lu aux États-Unis. Il comprend la voie de l’amour, en dehors de tout dogme et de toute idéologie. Rumi comprend. Or la compassion et l’auto-compassion sont la voie de l’amour. En plus il emploie un langage scientifique, très accessible au monde moderne.
AI: C’est son génie propre, le cadeau qu’il nous fait: rendre plus accessible la voie de l’amour. C’est ce que j’aime dans l’auto-compassion: elle introduit la sagesse multiséculaire dans le monde universitaire, le monde des affaires, et partout.
CG: Effectivement, c’est une justification scientifique pour pratiquer l’amour!
AI: Voici encore une question, posée par un psychothérapeute: «Comment l’auto-compassion peut-elle guérir un cœur brisé? Comment pouvons-nous l’utiliser avec nos clients? Avec ceux qui se sentent non désirés et rejetés lors d’une rupture amoureuse?»
CG: Je vois-là deux questions. D’abord, comment intégrer l’auto-compassion dans la psychothérapie et la consultation? Ensuite, comment guérir un cœur brisé? Je vais essayer de répondre à la première.
La méthode pour intégrer l’auto-compassion à la consultation comporte trois volets:
- Le conseiller doit incarner la compassion et l’auto-compassion.
- L’échange doit être empreint de compassion, ce qui signifie une acceptation totale du client tel qu’il est, avec sa souffrance, son chagrin, ses doutes, son cœur brisé. C’est le niveau relationnel.
- Il faut proposer des pratiques, comme «la pause d’auto-compassion» dont nous avons parlé, et la méditation. Autrement dit, les clients peuvent eux-mêmes pratiquer l’auto-compassion.
Mais l’essentiel, c’est que le conseiller incarne la compassion, car parfois les gens ont simplement besoin d’être aimés et appréciés avant de pouvoir commencer à réfléchir. Il leur faut une certaine chaleur avant de trouver l’espace nécessaire pour résoudre leurs problèmes. La chaleur crée l’espace, et l’espace crée la chaleur. Parfois, c’est ce dont nous avons besoin pour pouvoir commencer à nous ouvrir à ce qui se passe dans nos vies. Le plus important, pour un conseiller, consiste donc à apporter cette acceptation totale, cette bienveillance aimante et cette compassion à la personne qui souffre. N’en sous-estimez jamais l’importance.
À suivre
Sans amour ni compassion il n’y a pas d’humanité.