La psychologie du yoga; les vikshepas: samsaya, pramada et alasya
Kamlesh Patel poursuit l’étude de la psychologie yogique selon les Yoga Sutras de Patanjali. En se référant à sa classification des processus mentaux et de leurs déséquilibres, il nous indique comment parvenir à un bien-être psychologique grâce au yoga, et continue sa description des 9 vikshepas. Obstacles à l’équilibre mental, ceux-ci sont à l’origine de nombreux maux de l’humanité moderne. Dans cet article, Kamlesh Patel étudie samsaya, le doute, pramada, l’indifférence, et alasya,la paresse.
Vikshepas
Nous avons déjà vu comment les complexités et les impuretés qui s’accumulent dans le champ de notre conscience contribuent au déséquilibre mental. Lorsque ces couches s’amoncellent, nous allons peu à peu vers un état d’entropie qui provoque toutes sortes de maux et d’obstacles que le yoga appelle les vikshepas. Patanjali en a décrit 9 dans ses Yoga Sutras il y a des milliers d’années, et dans le contexte actuel nous pouvons en ajouter quelques-uns à la liste. Dans cet article, nous nous centrerons sur trois d’entre eux: samsaya, pramada et alasya.
Lorsque la conscience est en accord avec l’âme, tous les imbroglios, les souffrances et les afflictions s’estompent progressivement. Heartfulness nous apporte cette harmonisation intérieure lorsque nous méditons sur la source de lumière dans le cœur et nous connectons à la divinité en nous. Sans cette connexion et cette stabilité intérieures, nous sommes comme des feuilles dans la bourrasque, et les afflictions de notre système se complexifient. Pour finir, elles se manifestent sous forme de vikshepas, qui sont des obstacles à notre progression. Patanjali les répertorie ainsi:
1.30 Vyadhi styana samsaya pramada-alasya-avirati bhrantidarsana-alabdha-bhumikatva-anavasthitatvani citta-vikshepah te antarayah
Vyadhi, la maladie
Styana, la langueur, la lourdeur mentale, l’apathie
Samsaya, le doute
Pramada, l’insouciance, la précipitation, l’indifférence
Alasya, la paresse, la fainéantise
Avirati, l’absence de non-attachement, la sensualité
Bhrantidarsana, la fausse perception, l’aveuglement
Alabdha-bhumikatva, l’incapacité à atteindre la destination ou le niveau, le manque de détermination
Anavasthitatatvani, l’instabilité, l’incapacité à maintenir notre condition
Dans le contexte moderne, on peut ajouter la peur de manquer quelque chose et la distraction numérique
Tels sont les obstacles qui déconcentrent le mental.
Samsaya
Le troisième vikshepa est samsaya, qu’on traduit généralement par «doute», mais il existe de nombreux mots sanskrits qui signifient «doute», shanka étant le plus courant. Il est plus juste de traduire samsaya par «dilemme» ou «indécision». C’est l’état où nous n’avons plus la capacité de juger et de prendre une décision avec lucidité. Pourquoi? Parce que notre champ de conscience, le champ du cœur et du mental, n’est pas calme. Nous ne parvenons pas à écouter notre cœur et à faire confiance à sa sagesse.
Nous connaissons tous ce sentiment d’être assis entre deux chaises, incapables de prendre une décision, en proie à la confusion, pesant le pour et le contre. Nous nous servons pourtant des facultés du mental – la pensée (manas), l’intellect (buddhi) et l’ego (ahankar) – qui agissent dans le champ de notre conscience (chit), mais nous le faisons à un niveau superficiel, sans pouvoir aller plus profond. Nous ne retenons que des éléments de surface parce que notre cœur est trop encombré, et notre mental turbulent comme l’océan pendant une tempête. C’est l’état de conscience habituel de la plupart d’entre nous, et c’est pour cela que de nombreuses questions deviennent des dilemmes. Le mental n’est pas assez affiné pour percevoir en profondeur, et nous nous retrouvons dans la confusion, confronté à de nombreux défis. «Que faire?», nous demandons-nous souvent. Dans cet état, nous n’avons qu’une couche de conscience très mince à disposition. La plus grande partie du spectre – les champs du subconscient et du supraconscient – nous échappe. Nous n’avons pas les compétences nécessaires pour y avoir accès, et le mental reste donc très limité.
Notre conscience n’est qu’une mince couche entre le subconscient et le supraconscient.
Nous n’évaluons les situations et ne prenons des décisions que selon la perspective superficielle de cette mince couche de données, car nous ne sommes pas capables de voir les choses d’un point de vue plus élevé et plus profond. En même temps, le mental est attiré par des émotions fortes, des «j’aime», «je n’aime pas» et des préjugés, si bien qu’on n’y voit plus très clair – on ne rencontre qu’agitation et crises.
Légende du « Spectre de la conscience »: Subconscient (à gauche), Supraconscient (à droite), SOURCE (haut), But (milieu), Mince couche entre le subconscient et le supraconscient (bas).
Comparez cet état avec une conscience pure, dépouillée, légère, dont la capacité d’expansion est infinie. En plongeant plus profondément dans le cœur, en particulier par la méditation, nous accédons à un spectre de conscience beaucoup plus large. D’autres dimensions, inaccessibles quand nous restons en surface, se révèlent. Tout d’abord, nous prenons des décisions en utilisant non seulement la pensée déductive rationnelle, mais aussi la faculté de sentir, là où le cœur nous donne des signaux d’une nature plus pure et subtile.
Le cœur est le baromètre de ce que nous ressentons à propos de tout, y compris les choix que nous faisons dans la vie. Quand nous sommes contents de ces choix, notre cœur reste un témoin silencieux. Lorsqu’il n’est pas convaincu, nous nous sentons agités. Le cœur, comme un gouvernail, détermine la direction que nous prenons, et nous dit quand nous devons en changer.
Le cœur et ses messages
La première étape consiste à écouter les signaux du cœur. La deuxième, à se servir de ces signaux et à poser des questions au cœur pour obtenir des indications claires. Plus on écoute, plus les messages deviennent limpides. Comme le montrent les neurosciences, plus on utilise certains circuits, plus ils se renforcent. À la troisième étape, il s’agit d’avoir le courage de suivre les conseils du cœur – les conseils de notre propre source divine. En d’autres termes, permettre à notre âme de guider notre vie.
Le cœur n’est pas statique. Notre paysage intérieur change constamment, selon que notre conscience se dilate ou se contracte, se purifie ou s’emplit de complexités et d’impuretés. La conscience est fluide, tel l’océan, le cœur est donc une référence dynamique et non pas fixe. Et de notre état de conscience dépend tout ce qui nous concerne: notre nourriture, nos vêtements, nos habitudes qui s’adaptent lentement à notre niveau d’évolution et notre environnement. Nous sommes sans cesse en voie de développement, c’est un travail toujours en cours.
Mais que se passe-t-il quand nous n’écoutons pas notre cœur et agissons à l’encontre de notre conscience, en suivant nos désirs et nos justifications mentales? Nous répétons en boucle des expériences et des habitudes qui créent toujours davantage de complexités et d’impuretés, et conduisent à desvikshepas de plus en plus intriqués.
Le choix nous appartient
Nous avons vraiment la possibilité de choisir notre chemin, d’autant plus que nous disposons de la pratique simple du cleaning Heartfulness pour éliminer chaque jour les complexités et les impuretés.
Il existe aussi une méthode complémentaire pour résoudre les dilemmes et sortir de la confusion: après avoir offert la prière Heartfulness au moment du coucher, offrez également vos problèmes, vos défis et vos dilemmes. Il n’est pas nécessaire de chercher une réponse immédiate. Elle est souvent là au réveil, bien qu’elle puisse nous parvenir sous une forme autre que des paroles.
Tester la voie et le guide
Samsaya est particulièrement présent quand nous faisons le choix d’un chemin spirituel et d’un enseignant pour nous accompagner, car une foi aveugle n’est pas une bonne façon de choisir. Pour s’assurer que nous avons trouvé la bonne voie et le bon guide, il est nécessaire de les tester un peu. Il faut commencer par les mettre en question de façon scientifique, en basant notre décision sur nos expériences. Ensuite, une fois que nous sommes satisfaits, la confiance s’installe, et elle finit par se transformer en acceptation, en gratitude, en amour et en abandon.
Si à un stade ultérieur samsaya représente toujours un obstacle, c’est que quelque chose ne va pas. Ce peut être notre incapacité à nous abandonner et à accepter, ou alors c’est le guide qui n’est pas à la hauteur. Il faut donc de la vigilance, beaucoup de discernement et de discrimination, c’est ce qu’on appelle viveka, la première étape sur le chemin du yoga.Viveka est l’antidote à l’indécision et au dilemme, et elle est proportionnelle à la pureté du cœur et de la conscience. Viveka nous permet d’écouter la voix intérieure.
Pramada
Le quatrième vikshepa est pramada, qu’on traduit par insouciance, précipitation et indifférence. Quand sommes-nous négligents? Quand faisons-nous les choses à la hâte, sans nous soucier des détails? Lorsque nous ne nous y intéressons pas. Pramada se situe à l’opposé de la recherche d’excellence en toutes choses, depuis le nettoyage de la salle de bain jusqu’à l’union avec l’Ultime. Il est à l’opposé du fait de mettre son cœur dans chacun de ses actes. Quand nous agissons sans enthousiasme, nous n’avons pas «mis Dieu dans» ce que nous faisons, quelle que soit notre action. En d’autres termes, nous sommes déconnectés de la source.
L’antidote
Pramada, lui aussi, est dû aux couches de complexités et d’impuretés qui encombrent notre conscience. Nous ne pouvons pénétrer dans aucune profondeur, nous agissons à partir de la couche de conscience superficielle la plus mince. Nous ne parvenons pas à nous sentir connecté.
L’antidote est simple, il consiste en un triple processus: méditer pour plonger en profondeur, purifier le champ de la conscience et se connecter à la source. Ce sont les trois pratiques Heartfulness – la méditation, le cleaning et la prière.
La méditation Hearfulness nous rend très attentifs et sensibles à tout ce qui se passe en nous, et à l’extérieur. Nos capacités d’observation s’affinent, notamment grâce à la transmission ou pranahuti. Dans le calme, il est tellement plus facile d’être attentif. Nous sommes infusés de Dieu par la transmission. Nous découvrons d’abord Dieu en nous, puis en tous et en tout. Dans cet état, comment pourrions-nous être indifférents à ceux qui nous entourent? Comment ne pas nous en soucier? La vie devient plus vivante et intense, et pramada est aboli.
Une suggestion transformatrice
Il existe une suggestion Heartfulness qui peut nous aider:
Pensez que tout ce qui vous entoure – les particules de l’air, les gens, les oiseaux, les arbres – est profondément absorbé dans le souvenir de Dieu. Tous sont en osmose avec la Source, dans une paix et une sérénité croissantes.
Commencez d’abord par vous sentir absorbé dans le souvenir de Dieu, de sorte que l’écho de cette absorption soit perçu hors de vous. Un temps viendra où vous remarquerez que vous n’avez plus aucune pensée. Peu à peu, le mental s’affine. Cette simple suggestion vous permet de garder un mental focalisé. Comme le dit Yoda dans Star Wars : «Nous sommes des êtres lumineux, et non cette matière grossière. Vous devez sentir la Force autour de vous. Elle est ici, entre vous, moi, l’arbre, le rocher, partout. Oui, même entre cette terre et ce vaisseau.» Et il y a encore un autre avantage: où que vous alliez – au théâtre, dans un centre commercial, à l’université – l’atmosphère qui vous entoure se transformera.
Tentez cette expérience lorsque vous avez du temps libre. Lentement, cette absorption va s’étendre autour de vous. Si vous pensez à un ami qui vit au loin, envoyez-lui aussi ces vibrations. Laissez cette sensation s’amplifier, son expansion est sans limite. Même l’Univers est trop petit quand on laisse se déployer une conscience débordante d’amour.
Lassitude, stress et indifférence
Aujourd’hui, on parle beaucoup de lassitude compassionnelle, de burn-out et d’indifférence, et nous reprochons souvent aux médias de nous submerger de négativité et d’horreurs, anesthésiant ainsi notre faculté d’empathie, de compassion et d’amour. Nous accusons le stress et le manque de sommeil de sur-stimuler notre système nerveux, de nous rendre irritables et incapables de prendre le temps de nous soucier des autres. Nous reprochons à notre milieu professionnel de faire pression sur nous et de nous obliger de tout faire à la hâte, y compris prendre des décisions. Ce sont autant d’exemples de pramada– d’insouciance, d’indifférence, de précipitation et d’incapacité à faire une pause pour plonger profondément dans notre cœur et prendre de sages décisions basées sur notre ressenti.
Est-ce cette vie-là que nous voulons mener? Nous connaissons tous la fable d’Esope, Le lièvre et la tortue, et il existe de nombreux proverbes dans toutes les langues sur la précipitation. En voici quelques-uns:
La hâte est l’ennemie de la perfection. Proverbe portugais
La patience est la clé de la joie, mais la hâte est la clé du chagrin. Proverbe arabe
La hâte et la précipitation n’engendrent que beaucoup de regrets. Proverbe africain
Les gens destinés à être heureux sont ceux qui ne se hâtent pas. Proverbe chinois
Méfie-toi quand on te conseille de te dépêcher, car la hâte mène très rarement à la rapidité. Proverbe hollandais
Une des histoires humoristiques de Mulla Nasruddin nous dit la même chose: alors qu’il traversait le marché à toute allure juché sur son âne, il répondit à un de ses disciples qui tentait de l’arrêter: «Je ne peux pas te parler maintenant. Tu ne vois pas que je suis occupé? Je cherche mon âne!»
Le besoin de ralentir
Ces proverbes et cette histoire illustrent bien nos difficultés. Il est essentiel de ralentir, d’avoir du temps pour ceux qui nous entourent, de profiter des beautés de la vie, et d’accorder de l’attention à notre recherche. Alors faisons une pause, restons calmes – surtout quand tous les autres se bousculent – allons dans notre cœur, sentons notre Centre et réajustons-nous. Efforçons nous d’aborder chaque tâche de bonne grâce et paisiblement.
Pramada a pour résultats une pensée, une action et un travail bâclés, si bien que tant que ce vikshepa demeure un obstacle, nous n’atteignons l’excellence dans aucun domaine, y compris sur le plan matériel. C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles les gens qui réussissent méditent. L’excellence dépend de l’élimination de l’obstacle qu’est pramada. Et dans le domaine spirituel, il est encore plus crucial de le dépasser. La croissance spirituelle est une question d’affinement. Il s’agit d’éliminer les penchants négatifs et de cultiver de nobles qualités; de devenir chaque jour plus semblable à Dieu; de devenir le meilleur possible pour ensuite se défaire de cela aussi, en éliminant tout ce qui représente un obstacle à l’unité avec l’Ultime. Il n’y a dans ce processus aucune place pour pramada, ni pour aucun des vikshepas.
Alasya
Le cinquième vikshepa est alasya, qu’on traduit par paresse et fainéantise. Il existe différents types de paresse. Par exemple celle qui survient lorsque l’âme prend le dessus, car celle-ci est par essence inactive, alors que la caractéristique du corps est l’activité. Mais ce n’est pas à celle-là que Patanjali se réfère ici. Il parle de la paresse qui nous vient lorsqu’on abdique.
La paresse s’installe lorsque les autres vikshepas se font paralysants. Par exemple, nous agissons avec indifférence, négligence et précipitation lorsque nous avons perdu foi et confiance en la vie. Nous ne voyons plus de raison d’être enthousiastes, de mettre notre cœur dans tout ce que nous faisons. Nous vivons sans être vraiment vivants. Cela peut aussi se passer dans notre pratique spirituelle; nous faisons alors notre méditation ou notre prière sans réel intérêt, de façon mécanique, plutôt que de les ressentir dans notre cœur. Cela ne nous mène nulle part.
En observant les petits enfants, on voit que tout les émerveille. La vie est pour eux un terrain de jeu plein d’énergie. Ils vivent dans le flux du prana de l’univers, dans la joie de leur être intérieur. Ils ne ressentent pas de lassitude ou de blocages liés à des frustrations, de la négativité, des déceptions, des échecs ou un sentiment d’impuissance. Tout leur paraît extraordinaire. Ils ne se mettent en rivalité avec personne, ne sont pas enlisés dans la complexité et les impuretés; ils sont encore en contact avec leur ressenti et leur vérité.
Une transfusion de motivation
Lorsque les samskaras emplissent la région du cœur de complexités et d’impuretés, tous les vikshepas entrent en jeu, induisant une spirale négative qui aboutit à un manque de motivation, à l’impuissance et l’inactivité. Tout comme une voiture jamais entretenue, notre système finit par tomber en panne. Voilà ce qu’est alasya.
Imaginez ce qui se passe quand une personne dans cet état goûte pour la première fois à la méditation Heartfulness, et ressent la «vie dans la vie» que la transmission yogique infuse dans son système. L’effet est immédiat. C’est comme si une bouée de sauvetage lui était lancée, comme si elle recevait une transfusion de motivation la faisant passer de la paresse à l’appétit de vivre, au courage et à la confiance en l’avenir. L’espoir réapparaît. De cet intérêt renouvelé naît le désir d’être discipliné et d’avoir un but. Et cela change la vie.
Dans le prochain article, nous aborderons les vikshepas avirati, bhrantidarsana et alabdha-bhumikatva.
Photo de Samara Doole