Interview de Jan Kounen
Cinéaste créatif et aventureux, Jan Kounen est également réalisateur de documentaires qui ont trait à la spiritualité. Dans cette interview, il retrace son cheminement intérieur, sa découverte et son immersion dans l’univers chamanique, ce qui donnera naissance au film Blueberry, l’expérience secrète et au documentaire D’autres mondes, et enfin l’expérience transformatrice qu’ont représentée sa rencontre avec Amma et le tournage du film inspiré par elle, Darshan - l’étreinte.
Qu’est-ce qui vous a motivé, au début de votre carrière cinématographique, à aborder dans vos films le monde de la spiritualité ? Etait-ce une façon de chercher un ailleurs ?
Dans mon milieu familial et social, ce genre de questionnement et de recherche n’était pas abordé et je ne me posais pas de questions d’ordre spirituel. J’ai naturellement découvert que je préférais voyager dans les romans de science-fiction, dans l’imaginaire, ces mondes qui me paraissaient plus riches que la tristesse de la réalité ambiante. Que je préférais passer du temps au cinéma et que c’est ce vécu intérieur qui me faisait vibrer.
Alors, à mon tour, j’ai commencé à raconter des histoires et à faire du cinéma. Mes premiers films sont plutôt violents, punks, parce qu’il y avait cette colère que je portais en moi, devant le monde qui m’était proposé. En 1996, j’ai réalisé Dobermann, un film provocateur. Une fois que ce coup de colère a pu s’exprimer, j’ai compris que je pouvais choisir d’aller plus loin dans cette énergie de révolte ou au contraire de me libérer des jugements négatifs que j’avais notamment sur la religion et d’explorer un territoire qui m’avait toujours fasciné à travers la littérature, celui du monde mystique.
La lecture des ouvrages de Thomas Merton sur les «pères du désert», certains recueils d’Arnaud Desjardins et de Krishnamurti m’ont permis de découvrir cet espace de la conscience et de la méditation. Cette découverte m’a fait comprendre qu’au lieu d’emmagasiner de la connaissance, du savoir-faire, pourquoi ne pas se pencher d’abord sur le fonctionnement de notre esprit, aller dans l’autre sens et observer notre fonctionnement intérieur?
Ces livres et les expériences décrites par leurs auteurs m’ont permis d’entrevoir un espace inconnu qui m’attirait. J’ai senti une résonance intérieure, quelque chose de non tangible que je devais creuser.
A ce moment-là, j’étais engagé sur un nouveau film. J’ai donc passé des mois à lire, à pratiquer la méditation, tout en cherchant un sujet de film. Dans le cinéma, l’avantage, quand vous choisissez un sujet, c’est que le film devient l’aventure qui vous amène au cœur du sujet. Venant d’une énergie cinétique, violente, visuelle, rapide, je me suis demandé comment parler de ce que je découvrais dans mon voyage intérieur ; comment aborder des thèmes comme l’illumination et la conscience de façon cinématographique. C’était compliqué, qui allait donner de l’argent pour filmer quelqu’un assis sous un arbre faisant l’expérience de l’éveil?
C’est ensuite que j’ai trouvé une approche cinématographique avec une histoire plus prenante et construite. J’ai découvert les médecines traditionnelles indigènes qui proposaient des expériences de conscience très fortes en lien avec la science des plantes, comme par exemple l’ayahuasca. Ayant toujours été attiré par les sports extrêmes, ce genre d’expériences « un peu frontière » me convenait comme porte d’entrée.
C’est comme ça qu’est né le film Blueberry, axé sur la rencontre d’un cowboy avec un guérisseur indien, et dont la trame était une histoire d’initiation entre ces deux hommes.
Comment avez-vous approché et construit ce projet cinématographique?
Au départ, c’était un fantasme. Après un grand travail de documentation et d’investissement personnel, j’ai vécu une expérience qui a bouleversé ma vie. A la différence de l’anthropologue qui reste en dehors du phénomène étudié, l’artiste au contraire fusionne avec son sujet par une approche sensorielle et non théorique. Je suis donc allé en Amazonie où j’ai fait la connaissance de Kestenbetsa. Il m’a initié à des pratiques initiatiques qui m’ont fait changer de paradigme et ont modifié ma vision du monde et de moi-même.
Psychologiquement, c’était très fort, déstabilisant. Tous mes systèmes de croyances se sont effondrés. J’ai été connecté à quelque chose d’extraordinaire que je n’avais pas anticipé. Dès lors, j’ai décidé de passer du temps avec les Indiens pour approfondir cela et tisser des liens avec eux. Ce n’est que sept ans plus tard que j’ai fait le film. J’ai eu alors besoin de faire valider mon expérience par le monde scientifique et de me confronter à des gens de ma culture qui avaient expérimenté des choses similaires pour m’aider à comprendre et à théoriser ce qui m’arrivait. J’avais vécu normalement pendant 35 ans et tout à coup, grâce à une porte de ma conscience qui s’était ouverte, ma perception des choses avait changé.
L’approche scientifique, avec ses protocoles qui permettent de vivre une expérience et de la répéter, en comparant les résultats, m’a permis de valider ce que j’avais vécu, même si en partie cela remettait en question le système dans lequel j’avais été éduqué. J’ai rencontré des scientifiques, psychiatres, neurologues, philosophes et historiens que j’ai aussi eu besoin d’interviewer. Aujourd’hui, 18 ans après, je retourne régulièrement en Amazonie pour approfondir cette démarche.
Au final ce film m’a fait faire une double expérience : d’une part j’ai moi-même avancé et de l’autre j’ai pu partager mon aventure et la métaphoriser dans Blueberry. J’ai pu offrir ainsi un témoignage sur ce monde que j’avais découvert. C’est la dimension documentaire de ce film, ce qui lui donne sa force, sa puissance onirique.
La culture indigène a développé la science de l’esprit, alors que nous, en Occident, avons développé des compétences avancées dans des domaines orientés vers la matière. Si aujourd’hui certaines personnes ont du mal à découvrir leur intériorité, c’est parce que notre culture est orientée vers le monde matériel. Notre conscience n’est pas alignée avec la nature mais avec la matière. Persuadé qu’il n’est que matière, l’homme s’associe et s’identifie à ce monde matériel avec qui il « pactise » tout en s’efforçant de le dominer.
À la sortie du film, j’ai constaté que la force des images de synthèse utilisées pour décrire l’expérience intérieure du personnage, associée au chant du guérisseur, qui véhicule une énergie et une force émotionnelle, avait déclenché une prise de conscience et une résonance dans le public : entraînant de la peur chez les uns, un appel chez d’autres, et chez beaucoup de spectateurs un rejet.
A propos du film «Darshan - l’étreinte», qu’avez-vous découvert au contact d’Amma?
Après avoir vécu une expérience transformatrice auprès des chamans d’Amazonie, j’ai pensé qu’il devait exister d’autres approches permettant de vivre des expériences similaires. J’ai assisté à Paris à des conférences de Maîtres spirituels tibétains et autres. A cette époque je n’avais pas de projet de film. Un jour j’ai appris qu’un maître indien donnait un enseignement à Paris et que plusieurs milliers de personnes étaient attendues. L’ampleur du phénomène a attisé ma curiosité et j’ai pu assister le soir même à cet événement. Dans un premier temps c’est la dimension énergétique des bhajan (chants dévotionnels) qui m’a surpris. J’ai senti qu’il y avait quelque chose d’assez fort. Le lendemain le producteur avec qui je travaillais m’appelle et me dit qu’il avait rencontré la veille Amma, et qu’il pressentait que ce serait un bon sujet de film. Nous avons donc décidé de suivre sa tournée européenne et de la rejoindre en Hollande. Grâce à des relations, nous avons pu être introduits et j’ai observé de près ce qui se passait durant le Darshan. Ce qui se partageait entre Amma et ceux qui recevaient le Darshan était d’une beauté et d’une émotion palpables. Je sentis qu’il y avait un film à faire et une expérience à vivre.
Je ne savais pas grand chose d’Amma et n’avais pas forcément envie de me documenter sur elle. Les portes se sont progressivement ouvertes et j’ai reçu mon premier Darshan. J’ai d’abord été secoué par cette étreinte, puis j’ai senti, comme dans la médecine amazonienne, que les effets de l’expérience vécue se répercutaient dans le monde des rêves, que mon espace intérieur était modifié et qu’un nettoyage énergétique s’était produit. L’expérience fut convaincante. Finalement nous avons trouvé l’argent pour produire le film que nous avons tourné en trois parties : les célébrations des 50 ans d’Amma, sa tournée en Inde et une partie plus intimiste dans son ashram. Cela nous a demandé une grande capacité d’adaptation, de fluidité et de concentration. La réalisation de ce film fut considérée par elle et par les autres pratiquants de l’ashram comme notre seva, notre service rendu, offert et dédié à Amma. Ce fut une très belle aventure qui nous a amenés au festival de Cannes, puisque le film a été sélectionné hors compétition en 2005.
Qu’est-ce qui vous a le plus touché dans cette rencontre avec Amma?
Sa présence et l’énergie qu’elle génère. Etre à son contact vous demande une grande capacité de concentration ainsi qu’un ancrage en vous-même pour rester vraiment centré.
Et puis ce qui est fascinant, c’est cette capacité d’Amma d’offrir le Darshan sans discontinuer pendant plusieurs jours. C’est une chose vertigineuse qui nous dépasse, qui révèle une force surnaturelle, et qui nous ouvre à un autre espace de perception. En même temps, elle a cette incroyable capacité de gérer des questions organisationnelles, de prendre des décisions sur le plan matériel et de porter des projets avec la même intensité.
Que retenez-vous plus particulièrement de son enseignement?
Lorsque nous étions à l’ashram, nous participions au bhajan chaque jour à 18h. Ce rendez-vous journalier m’a fait prendre conscience de la nécessité d’avoir une pratique régulière et de la force qu’elle nous donne. Peu importe la pratique, il est nécessaire de s’accorder un espace et un temps pour recontacter ce vécu intérieur. Parfois, l’expérience seule ouvre des portes et nous fait vivre des états de conscience modifiés. Mais ensuite, sous la pression du monde dans lequel nous vivons, il me semble nécessaire d’avoir une pratique pour conserver un pied dans cet espace, sinon on risque de perdre le bénéfice de cette transcendance et de retomber dans nos anciens schémas de pensée et nos croyances.
Comment l’expérience spirituelle a-t-elle influencé votre rapport à la liberté et à la créativité?
Je pense que l’espace énergétique et psychologique dans lequel vit un artiste, c’est là qu’il puise les éléments de sa création. La réalité est constituée d’ombre et de lumière. L’obscurité est une énergie très souvent abordée dans les contes et les mythes. Ce qui m’importe aujourd’hui c’est comment, après leur avoir fait traverser une multitude de sensations, de perceptions et d’émotions, je laisse les spectateurs à la fin d’un film. Cela ressemble à la responsabilité d’un guérisseur ou d’un maître spirituel qui, après nous avoir fait traverser des espaces intérieurs parfois douloureux ou sensibles, nous laisse avec tellement de bienveillance dans un état d’apaisement et de bien-être.
Avec le temps, la notion de liberté et de créativité s’est traduite chez moi par une capacité plus grande et plus sereine à gérer la prise de risque. Avant, j’étais comme tout le monde, influencé par mes peurs. Aujourd’hui, mon but est de vivre simplement et naturellement l’aventure qui se présente. Ce n’est pas le résultat qui compte. Vivre l’expérience sans peur en donnant le meilleur de moi avec le sentiment d’avoir fait «ma part». La vie est courte, autant s’efforcer d’explorer des univers, de s’enrichir intérieurement, de voyager dans nos différentes dimensions avec bienveillance – en essayant de traduire cela au plus juste dans l’expression artistique, en transmettant des émotions, une vision ou une critique, de façon de plus en plus intuitive, sans peur et sans se préoccuper de réussir ou pas. J’ai reçu des propositions de Hollywood que j’ai refusées à cause des contraintes qu’on m’aurait imposées qui auraient pu déséquilibrer mes valeurs fondamentales. C’était une façon de garder ma liberté.
Comment aujourd’hui la méditation, les techniques de bien-être et d’intériorisation influencent-elles nos sociétés?
Je constate qu’il y a beaucoup plus d’ouverture aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Les gens en général portent d’avantage d’intérêt et accordent plus de crédit à ce qui touche à la conscience et à la méditation.
J’ai récemment assisté à une conférence sur les liens entre chamanisme et physique quantique, par un scientifique, en présence du ministre de la culture. Les scientifiques sont les nouveaux prêtres capables de faire évoluer notre système de croyances, notre rapport à la réalité, par le fait qu’ils apportent des preuves. Comme, par exemple, lors d’une expérience de méditation, de montrer que les deux hémisphères cérébraux se synchronisent et procèdent à un rééquilibrage de notre système nerveux. La science a le pouvoir de valider ces expériences. Je pense que le changement complet de paradigme, qui verra la spiritualité et les sciences de l’esprit s’intégrer pleinement dans notre mode vie, ne s’opérera que si les scientifiques démontrent la réalité de phénomènes comme par exemple la vie après la mort. C’est à ce moment-là que nous commencerons à changer nos comportements. C’est le niveau d’ouverture de notre esprit qui prédétermine notre réalité.
Depuis trop longtemps, l’être humain est devenu un parasite pour la planète. Alors que le monde végétal est symbiose, l’être humain va à l’opposé. Mais de plus en plus de scientifiques et d’artistes prennent position pour retrouver davantage de symbiose, proposer des alternatives qui mettent fin à ce «parasitisme» et faire émerger une nouvelle conscience. Moi-même j’ai été influencé par la lecture de Carlos Castaneda, des films comme 2001 l’odyssée de l’espace ou Dune de Frank Herbert.
Aujourd’hui c’est une chance de pouvoir faire découvrir la méditation et ainsi de permettre à chacun de percevoir et d’expérimenter par lui-même un espace auquel il n’avait pas accès. C’est donc par l’individu et le travail de chacun, grâce à un atelier bien-être, une interview sur YouTube ou la lecture d’un livre, que cette nouvelle culture pourra émerger.
Personnellement, je pense qu’il est bon d’imprégner cette pensée positive en soi et de croire qu’on va retrouver l’Essence perdue, le point d’équilibre, la symbiose avec la nature, en avançant vers davantage de conscience, de bienveillance. On risque d’ailleurs d’y être contraint par les problèmes de surpopulation, de surproduction et les conséquences du dérèglement climatique. Il faut espérer que nous trouverons à terme la force et les ressources pour développer un mode de vie plus respectueux de la planète, et qui préserve les générations futures. Et plus nous serons connectés à notre réalité intérieure, plus nous serons capables d’influencer le monde extérieur.
Pour en revenir à toutes ces propositions de pratiques spirituelles, je pense qu’il est important de ne pas se lancer seul, mais d’être guidé. C’est un monde inconnu dont il n’est pas forcément utile d’ouvrir toutes les portes. Parfois on peut complètement se tromper. C’est la même règle dans le monde matériel. On ne part pas en moto sans avoir appris à conduire.
Recherche spirituelle individuelle et vie de famille, est-ce compatible? Cela a-t-il du sens pour vous?
C’est évident. C’est là qu’on apprend à respecter la liberté de chacun. L’expérience spirituelle nous révèle l’importance d’être conscient, juste et honnête dans le lien à soi et à l’autre. Chacun a sa propre vérité et c’est ce qui fait notre force. Partager son vécu spirituel, c’est souvent nécessaire au début. Mais par la suite, surtout dans la vie de famille, cela se transforme en capacité d’écoute, en attention au questionnement de chacun, en étant plus présent pour fluidifier les choses. Quand je suis à fleur de peau ou en colère, je me dis qu’il faut que j’aille méditer.
Ce voyage à travers les espaces de la conscience m’a appris que le meilleur moyen de voir ce qui est n’est pas de se projeter en avant mais de se tourner vers ce qu’on a vécu, vers des moments d’harmonie, puis de réajuster le présent pour retrouver cet état. C’est peut-être ça la famille ! Faire se côtoyer simultanément et dans un même espace la différence et l’harmonie. C’est cette confrontation assumée qui ouvre à l’expérience de la liberté.
La méditation nous permet de nous relier à cette liberté individuelle et de partager la liberté de façon collective. Il me paraît essentiel aujourd’hui de donner à nos enfants, par une éducation adaptée, le moyen d’expérimenter la méditation au lieu de leur imposer des programmes qui les parasitent et les éloignent de ce qu’ils sont, en les privant de la capacité de se comprendre et de se connaître par eux-mêmes. Je pense qu’il serait bon de proposer dans les écoles une méthode simple de méditation. Cela aiderait beaucoup les enfants à mieux gérer leurs émotions et leurs relations à la famille, aux autres et à ce monde en devenir!
Interview Philippe Lopez
Photo de Bernard Benant