La puissance de la joie, entretien avec Frédéric Lenoir
«Plus intense et plus profonde que le plaisir, plus concrète que le bonheur, la joie est la manifestation de notre puissance vitale. La joie ne se décrète pas, mais peut-on l’apprivoiser? La provoquer? La cultiver?» Philosophe et sociologue engagé, Frédéric Lenoir propose dans son dernier ouvrage une voie d’accomplissement de soi fondée sur la puissance de la joie.
Quelle a été votre évolution, votre transformation personnelle en écrivant d’abord sur le plaisir, puis le bonheur, puis la joie?
J’ai d’abord écrit sur le plaisir et le bonheur avant d’ écrire plus spécifiquement sur la joie. Le plaisir est une satisfaction passagère et le bonheur un état de satisfaction global et durable. Comme le rappelait déjà Epicure, il n’y a pas de bonheur sans plaisir: c’est la somme conscientisée de nos petits plaisirs quotidiens qui font notre bonheur. Mais cela implique aussi de savoir renoncer à certains plaisirs agréables sur le moment, mais qui perturbent l’ équilibre global de notre vie, et de savoir parfois les limiter. Le bonheur, c’est donc surtout une quête d’équilibre, d’harmonie, de sérénité, dans laquelle on évite autant que possible ce qui est source de souffrance, de trouble. C’est ce que les Anciens appelaient l’ataraxie, la tranquillité de l’âme. En écrivant sur ce sujet, je me suis rendu compte que je me sentais finalement plus proche d’une autre forme de sagesse: celle de la joie. Il ne s’agit pas tant ici de chercher à modérer et organiser sa vie en vue d’un évitement de la souffrance et d’une quête de paix intérieure, ce qui implique un certain détachement et une diminution du désir, comme le prônent par exemple le stoïcisme ou le bouddhisme, que d’accepter la vie comme elle s’offre à nous, en la vivant avec une plénitude émotionnelle et affective, nécessairement source de souffrances. Mais il s’agit alors de traverser toutes les souffrances de la vie en cultivant la joie. Comme l’ont montré Spinoza et Nietzsche, la joie est toujours liée à une augmentation de notre puissance vitale:lorsqu’on se sent exister plus et mieux, on est dans la joie. Certes la joie ne se décrète pas, mais on peut la cultiver par des attitudes qui favorisent son émergence: l’attention, la bienveillance, le don, le lâcher-prise, la gratitude, etc.
Selon vos recherches, y a-t-il des gens, des époques, ou des peuples « prédisposés » à la joie?
La joie parfaite est celle des petits enfants qui s’émerveillent de tout, se réjouissent d’un rien et acceptent la vie comme elle est et non pas comme on voudrait qu’elle soit. Avec le développement de l’ego et du mental, nous perdons cette joie spontanée. On peut la retrouver par un travail sur soi, qui consiste notamment à apprendre à lâcher l’ego et le mental pour « redevenir comme des petits enfants, comme le prône Jésus dans l’Evangile ou le maitre taoïste Tchouang-tseu, qui fait de l’enfant le modèle du sage. J’ai aussi pu constater en voyageant que les gens qui appartiennent à des sociétés traditionnelles, en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud par exemple, vivent plus dans la joie que les Occidentaux.
Cela vient du fait qu’ils sont davantage, un peu comme les enfants, dans une acceptation de la vie et dans des liens de solidarité puissants. L’individualisme de nos sociétés modernes favorise les libertés individuelles, mais tue la joie.
J’entendrai donc, par joie, une passion par laquelle le Mental passe à une perfection plus grande. Spinoza
Est-ce que vous pensez que la joie est dépendante de phénomènes extérieurs? Ou peut-elle être un état permanent?
Les deux. La joie vient souvent des phénomènes extérieurs: un beau paysage, la rencontre d’un ami, un événement heureux, mais il faut aussi avoir une disposition intérieure pour accueillir cet événement. On peut se promener au milieu du plus beau paysage du monde, si on pense à sa déclaration d’impôt qu’on doit remplir le soir, aucune joie ne surviendra! La joie peut aussi devenir permanente lorsqu’on a fait un travail sur soi pour vaincre ce que Spinoza et Nietzsche appellent les passions tristes: la peur, la colère, la jalousie, le ressentiment, l’envie, etc.
Est-ce qu’il y a pour vous quelque chose au-delà de la joie, la félicité peut-être?
Ce que Spinoza appelle la Félicité ou la Béatitude, ce n’est pas un au-delà de la joie, mais c’est justement cette joie active et permanente qui n’est plus liée aux événements extérieurs, mais à cet état d’être de pleine conscience dans lequel nous ne sommes plus mû inconsciemment par nos désirs, nos émotions, nos passions.
Comment peut-on cultiver la joie au quotidien?
En disant «oui» à la vie, c’est-à-dire en accompagnant son mouvement permanent plutôt qu’en voulant tout contrôler; en étant présent et attentif à ce qu’on fait, au monde et aux autres; en remerciant pour tous les petits plaisirs et cadeaux de la vie plutôt qu’en rouspétant contre les difficultés ou les frustrations; en étant ouvert et attentif aux autres plutôt qu’en étant tout le temps centré sur soi, etc.
Est-ce que vous pratiquez la méditation? Et si oui, qu’est-ce que cet outil peut nous apporter?
Je médite depuis 33 ans tous les jours. Cette pratique me permet d’avoir du recul par rapport à mes émotions et de développer une qualité d’attention et de présence qui favorise la joie.
Pensez-vous qu’on assiste aujourd’hui, malgré les manifestations de violence, à une évolution générale de la conscience?
Certainement. Jamais le monde, malgré ses crises et ses soubresauts actuels, n’a été aussi sensible aux droits des individus, au respect d’autrui, au bien-être animal, etc. Il reste énormément à faire, mais le progrès de la conscience humaine est indéniable.
Que pensez-vous de cette citation: «Le désarmement extérieur passe par le désarmement intérieur. Le seul vrai garant de la paix est en soi.» Dalaï Lama
Le premier à l’avoir formulé est Spinoza au XVIIème siècle, en expliquant que la paix sociale ne pouvait provenir que de la paix intérieure des individus qui auront vaincu leurs passions tristes. On en revient toujours là: «Transformons-nous nous-mêmes pour changer le monde!»