En conversation avec Fabienne Verdier, suite
Fabienne Verdier continue de se livrer à Déborah Fest Kindler et parle de ce qui lui tient à cœur, de son corps à corps avec la peinture, du rôle de l’artiste, et enfin de la place du vide, du silence et du souffle dans son œuvre.
Nous évoquions votre façon d’inventer et de fabriquer de nouveaux types de pinceaux, qui vous ont permis de développer la vélocité. Et vous avez exploré cette dimension nouvelle dans l’affiche qui vous a été commandée pour Roland-Garros 2018.
J’ai essayé de saisir la balle au bond. C’était un travail très difficile, j’ai recommencé et recommencé. Cette démarche, le rapprochement de l’art et du sport, était très intéressante.
Et cette peinture évoque bien la force de l’intention chez les grands sportifs.
Oui, c’est un jeu de l’esprit. Un mariage entre discipline intérieure, compréhension intellectuelle et spontanéité. D’ailleurs cette forme d’art et de maîtrise vient de l’Inde.
Cette peinture est un jeu de l’esprit, un mariage entre discipline intérieure, compréhension intellectuelle et spontanéité.
Donc à chaque fois que vous concevez un nouvel outil, une nouvelle énergie surgit sur vos toiles. Et récemment vos recherches picturales semblent aller encore plus loin dans l’abstraction, notamment les Walking Paintings, dans lesquels vous semblez avoir un rapport très physique avec la peinture et expérimentez un véritable corps à corps avec la matière.
Je suis à présent sur la surface même de la toile. J’ai fait ce grand pas pour être dans le chaos de la matière, dans le grand fleuve du monde.
Pour des questions de contraintes physiques, j’ai dû créer à nouveau un autre outil plus léger, afin de pouvoir mieux le manipuler. En réalisant des essais au sol, alors que je traversais l’espace, j’ai vu une nouvelle énergie qui se matérialisait sous la forme de cercles. Les grands maîtres disent que tout naît du cercle, mais c’est tout de même difficile à comprendre! Je m’aperçois que, lorsque ces cercles de peinture s’éclatent sur la toile, ils créent des formes du monde, des arborescences, des lignes d’éclairs. Cette écriture était si spontanée et si forte que j’ai pris peur: c’était une telle transgression par rapport à mon enseignement et à la tradition des lettrés! J’avais peur d’une trop grande violence. Et puisque je suis contre cette idée de la violence qui peut détruire, je ne savais pas où me situer et j’ai mis ce travail de côté. C’est par un jour d’hiver, devant les branches givrées d’un pommier et ressentant cette poussée vitale végétale que j’ai pris conscience du travail que j’avais effectué.
Comme si le geste avait précédé la pensée ?
Oui et j’aimerais beaucoup travailler cette question avec des neuroscientifiques.
Dans votre ouvrage Passagère du Silence, vous parlez de l’attitude du cœur dans l’acte de peindre.
On n’ose jamais parler d’amour, mais si je suis si dure avec moi-même et que je m’enferme ainsi… c’est la voix du cœur qui parle.
Vous citez également une phrase de Kandinsky qui dit que « ‘artiste doit être aveugle à la forme reconnue ou non reconnue, sourd aux exigences et aux désirs de son temps. Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendre vers la voix de la nécessité intérieure». Vous reconnaissez-vous toujours dans cette définition?
Oui, complètement. Voilà pourquoi c’est difficile, et pourquoi je ne me rattache à aucun courant d’art contemporain. Je préfère mon petit chemin solitaire.
Effectivement, vous pouvez être perçue comme un OVNI sur la scène artistique contemporaine. Vous êtes un des rares artistes à nous parler métaphysique, intuition, mouvement, souffle, vie intérieure et à nous dire ce que la peinture peut apporter à l’œil qui la contemple.
Oui et l’intuition est fondamentale. Il y a tout un travail à faire dans l’enseignement actuel sur la question de l’acuité de l’intuition. D’ailleurs sur la scène contemporaine, il n’y a presque plus de peinture. Je suis très déçue de ce que je vois. De ces générations d’artistes qui produisent pour de l’argent, sous la forme d’éditions numérotées, par exemple. L’argent et le marché auraient-ils tout détruit?
La peinture, c’est aussi une éthique. On défend une morale, et on doit le sentir sur la toile. La peinture, c’est tout un état d’esprit, c’est tout l’être qui s’exprime. Et malheureusement, la peinture qui s’exprime aujourd’hui est d’une grande violence.
Vous parlez souvent d’ascèse. Est-ce que pour vous la peinture peut être comparée à une démarche spirituelle ?
Je n’ose pas le dire car on m’opposera injustement que je suis ésotérique. Je souffre beaucoup de cette étiquette.
Parler art et spiritualité, cœur ou métaphysique, serait-ce donc tabou?
Dans notre culture conceptuelle, oui, on peut le dire, ces questions dérangent. C’est très triste.
C’est d’autant plus étonnant lorsqu’on connaît votre démarche si proche du scientifique, du chercheur qui n’hésite pas à interroger tous les chemins de la connaissance.
Oui, et je continue à enfourcher mon petit cheval de bataille, car l’art c’est l’esprit.
La peinture, c’est aussi une éthique. On défend une morale, et on doit le sentir sur la toile.
La peinture, c’est tout un état d’esprit, c’est tout l’être qui s’exprime.
L’artiste a-t-il un rôle dans notre société? Quelle est sa place?
Ce que je peux dire, c’est qu’à mon sens, il apporte une expérience de ce que l’humain peut comprendre des vibrations du monde, lorsqu’il est dans un état de réceptivité. Il n’y a rien de plus fascinant que de partager ces expériences.
Quand on écoute un grand musicien, on est totalement transporté par ce chant intérieur qu’il nous transmet. C’est un endroit très particulier entre le monde, l’intériorité du monde et l’intériorité de son être. C’est un voyage intérieur. Les artistes tentent peut-être de sortir de ce que nous avons appris, de la connaissance, du savoir, pour aller au-delà des frontières.
De plus en plus, je sors de l’atelier. Au bout de 40 ans de travail dans une solitude terrible, je sens que je dois me confronter à d’autres savoirs. On a tellement à apprendre des uns et des autres. Ma démarche avec mon travail sur les expressionnistes abstraits américains, les maîtres flamands, les musiciens de la Juilliard School à New York ou encore la rencontre avec le grand linguiste Alain Rey, qui nous a fait faire un chemin extraordinaire sur l’énergie du mot et du monde, vont dans ce sens.
Vous expérimentez sans cesse et semblez toujours élargir votre zone de confort. Et lorsqu’on observe vos œuvres, on découvre une grande unité, une sorte d’universalité. Il y a aussi le plein et le vide dont vous parlez.
Oui (rires). Ce sont des paradoxes. Plus j’avance, plus je me rends compte que le vide, c’est la forme infinie.
Il y a le silence aussi…
Oui, j’ai passé ma vie à creuser le silence et à me rendre compte qu’il était hyperactif de mille et une formes de chuchotements. Je suis abasourdie, après toutes ces années de travail, de constater tout ce qui peut sortir du silence, comme tout ce qui peut sortir du vide. C’est difficile à transmettre.
Est-ce la réceptivité?
Oui, à force qu’on soit ouvert et réceptif, les choses viennent d’elles-mêmes à nous. Comme un aimant. Je cherche cela : que le vivant qui nous anime rentre en connexion avec le vivant du monde. On est déconnecté de la nature. On a un champ infini de possibles devant soi, et on se limite.
Vous êtes une personne très humble. Est-ce votre humilité qui vous permet d’être tout le temps dans cet état d’ouverture?
La peinture nous rend bourrus et idiots mais le contact avec la nature nous libère. Quand on se libère du «je», de ce qu’on croit être, on est bien plus connecté au monde, aux autres. Et la vie devient simplicité, émotion, poésie. On a tellement peur de la complexité qu’on s’est créé des rituels pour tenir et se protéger, pour se rassurer. Et on en a besoin! Mais parfois, il faut aussi sauter dans le vide.
Parlez-nous du souffle en peinture.
Plus j’avance, sur des sujets totalement différents, plus je reviens à ce souffle, à cette respiration du monde qui anime toute chose. L’unique trait de pinceau qui est la matrice de mon travail parle de cet infini. Il n’est pas nécessaire de peindre des formes telles qu’on les voit dans la tradition figurative et narrative, mais de saisir les forces à l’œuvre, ces forces qui créent tout naturellement les formes. C’est un renversement total qui vous ouvre à une poésie. On est dans la suggestion.
Alors, il n’est plus nécessaire de tout raconter, c’est le cerveau qui établit les connexions?
C’est ce qui est beau, créer des énigmes. C’est une jubilation, et j’essaye d’offrir de petites jubilations.
Le magazine Heartfulness encourage ses lecteurs à devenir conscients de leur manière d’être au monde et de l’habiter. Quels conseils nous donneriez-vous pour nous aider à améliorer notre rapport au monde et à notre planète?
S’ouvrir aux autres. S’ouvrir à la lumière, s’ouvrir au silence, s’ouvrir au chant de l’oiseau au petit matin pour être capable nous aussi de chanter comme lui. Il me paraît important de faire un travail sur soi, de se reconnecter au monde et d’être dans la contemplation.
Photos des tableaux, Inès Dieleman
Fabienne Verdier travaillant dans son atelier : archives F. Verdier.