En conversation avec Fabienne Verdier
Fabienne Verdier est une artiste peintre française inclassable, à l’origine d’une œuvre singulière et fascinante. Reconnue internationalement, son œuvre est exposée dans de grandes collections muséales publiques et privées.
Après avoir étudié à l’École des Beaux-Arts de Toulouse, Fabienne Verdier quitte tout à 22 ans et s’envole pour la Chine, au Sichuan, une région reculée proche du Tibet. Dans un face-à-face redoutable avec elle-même, dans un environnement où tout lui est hostile, courageuse et obstinée, elle débute un véritable voyage initiatique qui durera dix ans. Elle part à la rencontre des vieux maîtres chinois, rejetés par la révolution culturelle, et s’initie à la calligraphie, art millénaire des lettrés, à la lumière d’un enseignement très dur qui l’ouvre enfin à ce qu’elle cherchait tant. D’interprète elle est devenue artiste. Et, d’un «unique trait de pinceau», elle crée un nouveau langage pictural universel qui se fait l’écho d’une recherche sensible, poétique et très exigeante sur le vivant. Grande dame, brillante, humble et contemplative, elle aime le silence et se tient à l’écoute de sa nécessité intérieure. Elle partage avec la rédaction du magazine ce qui anime son oeuvre.
Comment présenter votre travail en quelques mots?
Le vivant est au cœur de mon travail. Je cherche à explorer toutes les formes de vie qui nous entourent. Leurs dynamismes et leurs énergies m’intéressent. J’essaie de les transcrire en peinture.
Qu’est-ce qui vous a fait prendre le chemin de l’art?
Très jeune, j’ai ressenti qu’il fallait faire un effort pour aller vers l’autre et pour vivre un échange qui aille dans les deux sens. C’est sans doute cette expression vitale que chacun a en soi que l’on peut partager. J’ai pensé que la peinture serait un moyen possible. Quoi de plus beau que d’échanger sur des formes et des idées. Mais pour cela, il fallait d’abord entamer un travail personnel, se confronter à l’histoire de l’art, étudier les formes et les sensations qui ont déjà été explorées pour essayer à son tour de toucher le cœur des Hommes.
J’ai toujours été bouleversée par l’idée que sur un petit châssis de bois d’une extrême simplicité on pouvait transmettre une expérience intérieure d’une certaine intensité.
D’ailleurs dès votre plus jeune âge, vous avez ressenti l’art comme une nécessité intérieure et comme une échappatoire.
Oui, enfant j’avais une sorte d’hypersensibilité et je me sentais réceptive à toute forme de vibration, à tout ce qui éveillait une dynamique dans l’imaginaire. Dans mon travail de peinture je tente de retransmettre cette expérience du vivant. Ce partage de sensations est pour moi presque une nécessité. Jeune adolescente, j’étais très frappée par la violence et par les conflits ou même les guerres. Ma situation familiale complexe faisait écho à des actualités télévisées difficiles. Je me souviens d’une période où je n’avais pas très envie de vivre. Et puis j’ai eu le besoin de me créer un petit jardin secret pour pouvoir vivre tout simplement. Et très vite, j’ai ressenti la nécessité d’aller vers une sorte d’intégrité, d’authenticité, de vérité. Mais je m’interrogeais: comment apporter quelque chose en peinture après tous les grands maîtres que j’ai tant aimés? Après Matisse qui était totalement connecté à la nature et à l’esprit du vivant; après Monet qui a passé sa vie devant ses nymphéas pour saisir une éclosion, les captations et les réfractions de la lumière; après les abstraits américains que j’admire beaucoup… J’avais beaucoup de chance, car toute petite, j’ai fréquenté les musées et notamment le musée d’art moderne de la ville de Paris. Très vite, j’ai eu envie de vivre dans ce monde-là.
Et pleine de ces références à l’art occidental, vous intégrez l’École des Beaux-Arts de Toulouse. Pourtant, alors que vous êtes une élève brillante, c’est une étape qui semble douloureuse, car vous n’êtes pas en accord avec l’enseignement dispensé. Et une fois diplômée, vous décidez de tout quitter et de partir à l’autre bout du monde.
En effet, à cette époque je ne suis pas en accord avec ce que m’enseigne l’École. Je cherche, je cherche et je trouve, à l’extérieur de l’École. Et c’est le grand départ, un voyage initiatique, on y passe tous! Direction la Chine, nous sommes dans les années 1980.
Depuis longtemps je m’intéressais au mouvement. Et je trouvais qu’on avait un problème dans la représentation de nos émotions: on est obligé de les fixer – donc on est dans l’immobilité. Et dès que c’est immobile, c’est pour moi une sorte de mort.
Je cherchais quelque chose de plus proche du vol de l’oiseau qui me fascinait tant, du papillonnement du vivant… Donc je me suis retrouvée en contradiction avec mes professeurs. Ils m’ont confirmé qu’ils ne pouvaient pas me transmettre ce que je cherchais tant, que ce n’était pas en France, dans une École des Beaux-Arts, que je le trouverais, mais plutôt en Asie peut-être, à travers cet art millénaire de la peinture et des lettrés. Finalement toute jeune, j’étais déjà plus proche du musicien dans le désir d’une interprétation spontanée, d’un jeu sonore et vibratoire.
Je rebondis sur cette question de la spontanéité…
…rebondir: vous avez choisi le bon mot. Le vivant c’est ça, le fait de rebondir. C’est un ressort et j’essaie de transmettre cela en peinture. Une sorte de dynamique, d’énergie vibratoire. C’est grâce à l’acte de peindre à la verticale et à ma rencontre avec l’art chinois que j’ai compris que je pouvais peut-être apporter quelque chose…
Votre parcours est impressionnant. Depuis le début vous êtes en recherche, en quête de liberté, de spontanéité en peinture. Vous décidez de vous former en Chine à un enseignement exigeant, discipliné et très dur et vous en sortez encore plus libre et plus spontanée.
Oui, mais après 30 ans de travail ! Dans ces traditions millénaires, comme au Japon par exemple, lorsqu’on est apprenti, il est très difficile de devenir un créateur. C’est pareil en musique : on peut être un excellent interprète de Bach ou Fauré mais on n’est pas forcément un créateur. J’ai réussi à être une bonne interprète des grands maîtres. Mais le pas entre être interprète, entre le fait d’avoir compris l’état d’esprit des lettrés et la création est très difficile. Car il faut oser la transformation, oser une synthèse, oser transgresser…
La création se situe-t-elle là?
Oui exactement là. D’ailleurs mon travail a été très mal reçu par certains sinologues, parce que j’ai osé inventer, j’ai osé transformer pour pouvoir m’envoler.
Quelle a été la réception de votre travail à votre retour en France?
Cela a été très violent pour moi. Mon travail a été parfois mal reçu en France. Le milieu de l’art a eu du mal à comprendre ce que la culture des lettrés pouvait apporter à la peinture abstraite. On a rapidement collé une étiquette sur mon travail. Obtenir une forme de reconnaissance dans cette forme de synthèse culturelle, c’est très long !
Il faut aller au-delà de la maîtrise car celle-ci peut vous enfermer dans une tradition et vous dicter un chemin. Accepter de lâcher la maîtrise de quelque chose vous permet d’être plus réceptif. Ne pas rester sur ses acquis est un travail sur soi constant et souvent éprouvant.
Aujourd’hui votre œuvre est reconnue. Sa contemplation en a été facilitée par les nombreux ouvrages dont elle a fait l’objet et il en ressort une évidence, une formidable liberté et une meilleure appropriation par le public.
Je travaille pour cela. Pour que l’abstraction puisse mettre en mouvement l’imaginaire de celui qui la regarde. Je travaille pour que celui qui se retrouve dans le tableau devienne un peu plus vivant, en éveillant par exemple, en lui, des formes répertoriées dans sa mémoire, des expériences de son contact avec le vent, les nuages, le minéral, les montagnes, les sonorités et en réactivant tout cela. Oui, j’essaie simplement d’éveiller ou de réveiller celui qui prend le temps de se connecter au tableau, donc à quelque chose qu’il a en lui, au vivant qui est en lui par le truchement de l’art.
Vous vous situez entre la maîtrise et le lâcher-prise?
Oui mais il faut aller au-delà de la maîtrise car celle-ci peut vous enfermer dans une tradition et vous dicter un chemin. Accepter de lâcher la maîtrise de quelque chose vous permet d’être plus réceptif. Ne pas rester sur ses acquis est un travail sur soi constant et souvent éprouvant.
Si on reste dans la maîtrise, on devient esthétisant. À mon sens, il y a une telle diversité, une telle variation dans le monde qui vous entoure, qu’il faut être à l’écoute, être réceptif à l’intime transformation des choses, jouer avec votre esprit et transmettre. Un jour vous pouvez être ému des ombres qui éveillent des choses en vous ou de l’eau qui dessine un souvenir…
C’est un profond travail de contemplation et d’exercice de l’œil.
C’est un travail constant d’acuité du regard. Récemment j’étais au bord d’un fleuve. C’était incroyable, j’y ai vu les coups de pinceau dans l’eau ! Tout était là ! J’étais bouleversée, je retrouve les mêmes lignes de force lorsque je travaille sur le vent, les courants d’air ou la tectonique des plaques.
Gaston Bachelard, notamment son ouvrage L’eau et les rêves, pourrait être une lecture conseillée pour aborder votre travail?
Je me sens très proche de Bachelard. Il parle de tout ce que j’essaye de faire, notamment cette «imagination dynamique».
Vous travaillez d’une manière très particulière. Vous avez créé des outils, des pinceaux, à la mesure de votre corps et de votre recherche. Et, debout dans l’espace pictural, vous semblez exécuter une sorte de chorégraphie guidée par un processus intérieur particulier. Pouvez-vous nous en dire plus?
En Europe et en Occident, on travaillait sur chevalet. Par la force de la gravité et de l’attraction terrestre, la matière tombe du pinceau et il faut toujours recharger le pinceau. Et travailler avec une matière la plus collante possible pour qu’elle adhère à la toile. Ce qui m’a intéressée chez les lettrés chinois, c’est l’acte de peindre à la verticale. Au début, j’ai mis du temps à comprendre que cette façon de peindre joue avec les forces à l’œuvre, celle de la gravitation notamment. Toutes les formes de l’univers sont façonnées par cette loi physique, j’ai pensé que, dans cet acte de peindre à la verticale, ce qui s’écoulerait de mon pinceau aurait peut-être plus de chance d’être en harmonie avec les formes de la nature qui naissent sous les mêmes forces.
J’ai rapidement voulu agrandir mon pinceau, mais le poids était bien trop lourd pour moi. A mon retour en France, j’ai donc conçu un atelier autour de mon pinceau, avec tout un mécanisme me permettant plus de liberté dans l’espace. Mon père d’abord m’a suggéré d’utiliser des câbles élastiques, puis au gré de mes expériences et de mes recherches, aidée par des échanges avec des scientifiques, j’ai développé de nouveaux outils. J’ai ensuite créé un nouveau pinceau avec un guidon de vélo. Une sorte de 3e dimension a surgi dans le trait de peinture. Je me suis rendu compte que, chaque fois que je fais varier une toute petite chose dans mes outils, je crée un trait différent. Ces explorations me passionnent.
À suivre