La psychologie du yoga; les vikshepas: vyadhi et styana
Kamlesh Patel poursuit l’étude de la psychologie yogique selon les Yogas Sutras de Patanjali. En se référant à sa classification des processus mentaux et de leurs différents déséquilibres, il nous indique comment parvenir à un bien-être psychologique grâce au yoga. Dans cet article, il commence à décrire les vikshepas, ces obstacles au bien-être mental qui sont à l’origine de nombreux maux de l’humanité moderne. Il aborde ici les deux premiers, vyadhi, la maladie, et styana, l’apathie.
Rappelons d’abord le principe fondamental de la psychologie yogique: notre état mental sous-jacent est un état de pureté et de tranquillité. Cette tranquillité est au centre de notre existence, comme l’œil du cyclone. Elle est présente dans chaque fibre de notre être, au cœur de chaque atome. Le yoga est le voyage qui nous ramène à ce Centre. Il commence par l’élimination de toutes les complexités et impuretés dans notre champ de conscience.
En étudiant le fonctionnement du mental humain, nous avons vu jusqu’ici comment les complexités et les impuretés s’y accumulent, et comment les cinq vrittis agissent dans le champ de la conscience. Certaines vrittis sont pures et en phase avec l’état d’équilibre du mental, tandis que d’autres sont colorées et nous en éloignent. Puis nous avons abordé le niveau suivant, où la complexité augmente – celui des cinq kleshas, ou afflictions mentales, qui nous éloignent encore plus de notre centre d’équilibre et provoquent la souffrance.
En explorant une zone encore plus éloignée du Centre, on découvre le champ de l’entropie, de la complexité et de l’instabilité, celui où nous sommes le plus empêtrés dans les afflictions. De par l’accumulation de samskaras, nous créons des habitudes et des schémas de comportement qui conduisent à toutes sortes de maux que le yoga appelle vikshepas, les obstacles. Patanjali en a décrit neuf types dans ses Yoga Sutras, il y a quelques milliers d’années. Aujourd’hui, nous pouvons en ajouter quelques-uns à la liste.
Les vikshepas
Nous avons déjà évoqué la nécessité de passer tous les jours un certain temps à nous focaliser sur le centre de notre être, le centre de notre existence, pour contrecarrer l’entropie qui sans cela nous entraînerait vers l’extérieur, dans les imbroglios, la souffrance et les afflictions. C’est ce que nous faisons dans la méditation Heartfulness – nous nous tournons vers notre cœur. C’est simple: quand nous dirigeons notre mental vers le cœur, nous allons vers l’équilibre, la paix, le calme et l’harmonie. Quand nous le tournons vers le monde extérieur, et que nous ne sommes pas fortement connectés au cœur, nous rencontrons de plus en plus d’entropie et d’instabilité.
La vie quotidienne est l’interaction de deux courants – le flux d’énergie et d’attention qui va vers l’extérieur et celui qui va vers l’intérieur. Une fois que notre connexion avec le cœur est bien établie, elle imprègne notre être et s’infiltre dans tous les aspects de notre vie, ce qui nous permet de résister à l’entropie extérieure. C’est la meilleure prévention que nous puissions adopter en matière de santé mentale. Imaginez que chaque jeune sache le faire avant de s’embarquer dans le voyage de la vie: comme le monde serait différent!
Mais que se passe-t-il quand nous n’avons pas développé cette conscience intérieure, cette attention ou cette connexion, quand nous ne sommes pas enracinés dans notre cœur? Nous sommes pareils à des feuilles dans la bourrasque. Et toutes les colorations ou afflictions présentes dans notre système se complexifient et se manifestent sous forme de vikshepas, ces obstacles qui entravent notre progression et nous en détournent. Patanjali les décrit ainsi:
1.30 Vyadhi styana samsaya pramada-alasya-avirati bhrantidarsana-alabdha-bhumikatva-anavasthitatvani citta-vikshepah te antarayah
Vyadhi, la maladie
Styana, la langueur, la lourdeur mentale, l’apathie
Samsaya, le doute
Pramada, l’insouciance, la précipitation, l’indifférence
Alasya, la paresse, la fainéantise
Avirati, l’absence de non-attachement, la sensualité
Bhrantidarsana, la fausse perception, l’aveuglement
Alabdha-bhumikatva, l’incapacité à atteindre la destination ou le niveau, le manque de détermination
Anavasthitatatvani, l’instabilité, l’incapacité à maintenir notre condition
Tels sont les obstacles qui déconcentrent le mental. Dans le contexte actuel, nous pouvons en ajouter deux autres: la peur de manquer quelque chose et la distraction numérique.
Vyadhi
Le premier des vikshepas est vyadhi, la maladie. Patanjali parle ici du malaise physique, d’un état de mal-être de notre système. Mais où la maladie commence-t-elle? Il est rare que ce soit dans le corps physique, à moins qu’elle résulte d’un accident ou d’un traumatisme physique. En général, elle débute dans l’enveloppe du prana, le champ de la bioénergie, que le yoga appelle le pranamaya kosha.
Le pranamaya kosha est l’enveloppe dans laquelle nous faisons l’expérience du flux d’énergie en nous et avec le monde qui nous entoure. Les yogis distinguent dans ce flux cinq processus énergétiques (les karmendriyas) et cinq flux énergétiques (les pranas):
Les cinq processus énergétiques sont:
- l’élimination,
- la reproduction,
- le mouvement,
- la saisie par les mains,
- la parole.
Les cinq flux énergétiques ou vayus sont:
- le flux entrant: il régit la respiration et la réception, celle de l’air, de la nourriture, des idées et des impressions, par exemple, le flux descendant vers l’extérieur: il régit l’élimination – l’excrétion, la miction, la menstruation et le désencombrement du mental,
- le flux qui équilibre et intègre: il se trouve au point de rencontre des flux entrant et sortant, et il est associé à l’assimilation et à la digestion,
- le flux ascendant: il dirige l’énergie vers des niveaux de conscience plus élevés et régit l’expression de soi par la communication,
- les flux systémiques: par exemple les nadis, le système circulatoire, le système nerveux, le système lymphatique, les mouvements des muscles et des articulations, les pensées et les émotions.
Une bulle de prana
L’enveloppe du prana est plus subtile et affinée que l’enveloppe physique et n’est pas collée à elle. Elle nous entoure comme une bulle d’énergie, créant ainsi l’aura. Les chakras du corps subtil sont associés à cette enveloppe. Comme c’est elle qui est affectée avant toute maladie physique, les systèmes de guérison traditionnels, comme l’acupuncture et l’acupression, agissent sur les méridiens énergétiques. Quand un déséquilibre ou une maladie survient, le premier kosha à être impliqué est généralement le pranamaya kosha.
On peut même parfois prédire l’état de santé d’une personne simplement en regardant l’aura autour de son visage. La photographie Kirlian révèle aussi des perturbations de cette enveloppe bioénergétique des mois avant l’apparition de toute maladie physique. Elle peut également capter des images extraordinaires de personnes qui, après la méditation, présentent de nouveaux niveaux de conscience modifiant l’aura de façon positive.
Dans une large mesure, c’est notre attitude qui détermine l’état de notre pranamaya kosha. Quand il est lumineux et brillant, toute notre santé en bénéficie. Nous irradions son état, quel qu’il soit – l’amour et la joie, aussi bien qu’un sentiment négatif. Quand nous sommes stressés, en colère ou sous le coup d’une émotion, il nous faut davantage d’énergie. Le pranamayakosha est activé et cela stimule le système nerveux sympathique: notre pouls s’accélère, notre respiration se modifie et tout notre corps réagit au stress. Or le stress est la grande épidémie du début du XXIe siècle, et il mène à toutes sortes de maladies chroniques, tant physiques que mentales.
La nécessité d’équilibrer les systèmes sympathique et parasympathique est l’une des raisons qui ont amené le yoga à développer le pranayama, la maîtrise du souffle. Lorsque notre système nerveux sympathique est mobilisé par le stress, nous pouvons nous calmer en activant le système parasympathique par le chandra nadi. Et quand nous avons besoin d’être plus actifs et engagés, nous pouvons mobiliser le système sympathique par le surya nadi. Nous avons ainsi la possibilité de rétablir l’équilibre.
Le pranamaya kosha n’est pas facile à affiner, car l’ego s’y mêle à la conscience, et cela peut donner un mélange explosif! Tous nos processus énergétiques et nos sens tirent leur énergie de cette enveloppe, qui régule également notre conscience de veille. Des émotions comme la passion et la colère l’épuisent. Ce sont les perturbations de ce kosha qui entraînent les luttes et les conflits, et nous pouvons devenir très égocentriques s’il n’est pas harmonisé.
Le désir, le bavardage, l’attirance, l’aversion…
Le désir et le matérialisme excessifs bouleversent également l’équilibre du pranamaya kosha, ce qui conduit à la maladie. À l’inverse, la modération des émotions et des facultés mentales harmonise le pranamaya kosha, qui à son tour harmonise le corps physique. Les pratiques Heartfulness, en particulier la méditation sur le point A et le cleaning du point C, sont très efficaces pour affiner ce kosha, et finalement prévenir la maladie.
Le bavardage continu du mental, les «j’aime» et «je n’aime pas», l’attirance et l’aversion rendent cette enveloppe instable. Une voix posée, un langage corporel pondéré et une attitude intérieure bienveillante aident beaucoup à l’harmoniser. Les pratiques Heartfulness nous procurent les instruments de base pour parvenir à cette modération.
Ce sont nos réactions d’attirance et d’aversion qui créent la première vibration, le premier remous dans le champ de la conscience. Cela touche le point C, le point stratégique ou point d’atterrissage des samskaras dans notre système. Pour éviter que le point C ne soit affecté par nos «j’aime» et «je n’aime pas», il faut s’efforcer de maintenir un état méditatif tout au long de la journée, comme une belle fleur de lotus qui s’épanouit et resplendit dans un étang boueux.
Quand nous sommes humbles et respectueux envers tous les êtres, quel que soit leur statut social, sans oublier les jeunes et les personnes âgées, quand nous sommes constamment plongés dans un état d’insignifiance et que nous réfrénons notre ego, nous voyons cette enveloppe s’affiner de plus en plus. Elle trouve son véritable éclat lorsque nous avons totalement affiné l’ego et l’avons rendu à sa pureté originelle.
Comme nous l’avons déjà dit, le cleaning Heartfulness élimine les samskaras sous-jacents, en nettoyant au niveau vibratoire les complexités et les impuretés dans le champ de la conscience – ce qui réduit considérablement l’instabilité du pranamaya kosha.
Conserver l’énergie
En sanskrit, la santé se dit swasthya, ce qui signifie «être centré dans son Soi». En anglais, «health» (la santé) vient de la même racine que «whole» (entier) et «holy» (saint). Quand nous sommes en bonne santé, centrés et entiers, l’énergie circule librement dans notre pranamaya kosha, sans blocage. Elle ne se disperse pas de façon entropique et se recycle en permanence. Et c’est important, parce que nous avons aussi besoin d’énergie pour atteindre le Centre – il nous faut parvenir à la vitesse de libération, et cela exige un corps et un esprit sains.
La nécessité de modérer notre dépense d’énergie est la raison pour laquelle, dans les asanas de méditation, les jambes sont croisées, les pieds et les mains tournés vers l’intérieur, le dos droit et les yeux fermés. Le corps dégage facilement de l’énergie par les doigts, les pieds et les yeux. Lorsque nos mains sont jointes et nos jambes croisées, elles forment des circuits fermés qui conservent l’énergie. Ce sont en fait les yeux ouverts qui dispersent le plus l’énergie de notre pranamaya kosha, et lorsque nous fermons les yeux, nous économisons cette énergie.
En maintenant la colonne vertébrale bien droite, nous conservons l’énergie d’une autre façon. Lorsque le corps et la tête sont alignés, la gravitation n’entraîne pas une dispersion d’énergie plus importante que nécessaire. Même en équilibre stable sur le cou, notre tête pèse environ 5 kilos. Lorsqu’elle est droite et équilibrée, elle se sent presque en apesanteur. Mais quand elle tombe en avant pendant la méditation ou à d’autres moments, un écart de 15 degrés par rapport à la position verticale lui ajoute 12 kg; si l’angle est de 60 degrés, la tension exercée sur le cou et les épaules augmente de 27 kg. Il est donc important de rester droit, stable, équilibré et de façon détendue pendant la méditation.
Effet de la flexion de la tête sur la colonne cervicale
Le rôle de la transmission
Examinons maintenant un tout autre niveau de fonctionnement: le rôle joué par la transmission, ou pranahuti, pour réguler notre enveloppe bioénergétique et diriger notre attention vers le Centre, en la soustrayant à l’entropie créée par les afflictions et les obstacles. Il arrive que quelqu’un qui pratique la méditation Heartfulness pour la première fois plonge profondément en samadhi du fait de la transmission, car il s’agit de l’énergie la plus subtile émanant du centre même de notre cœur.
Le processus est simple, bien qu’il faille un guide de la plus grande envergure pour infuser de façon magistrale la transmission dans nos cœurs, afin qu’elle agisse comme un catalyseur dans notre système. Le guide tire le prana du prana lui-même – la forme ultime de l’énergie, si subtile qu’elle ne contient plus aucune trace d’énergie réelle – et il l’utilise pour nous transformer de l’intérieur. Grâce à la transmission, nous apprenons à rester connectés. Elle nous attitre doucement au centre même de notre cœur, si bien que la connexion devient de plus en plus aisée. En fait, elle est un antidote simple à notre entropie individuelle.
Styana
Le deuxième vikshepa est styana, la langueur, l’apathie, la lourdeur mentale. L’apathie représente un des plus grands obstacles à toute entreprise, car c’est un état dans lequel nous gaspillons notre énergie. Celle-ci s’épuise, nous tournons en rond, il se peut que nous parlions beaucoup, mais cela ne se traduit pas en actes. Nous perdons tout intérêt, et sans intérêt rien n’est possible. Que signifie le mot «enthousiasme»? Il vient du mot grec «enthousiasmos» qui signifie «possédé par Dieu, inspiré». La transmission est une autre façon d’insuffler la divinité dans nos cœurs, de nous inspirer, de nous enthousiasmer, pour que nous développions de l’intérêt. Avec la transmission, l’apathie peut disparaître du jour au lendemain. La source de toute énergie, de toute vitalité, la vie dans la vie, nous est insufflée avec tant de douceur et de subtilité! Nous sommes comme un arbre le jour où les pluies de mousson arrivent, après qu’il a eu soif pendant tout un été chaud et sec. Son niveau de vitalité s’améliore instantanément. Il en va de même pour nous, lorsque nous recevons la transmission. Celle-ci nourrit notre âme, ce qui propage une onde de réconfort palpable dans notre cœur, notre mental et notre corps.
Cela dit, il nous faut tout de même économiser notre énergie, car si nous continuons à l’éparpiller, nous perdons la vitalité que nous donne la transmission, comme un ballon qu’on gonfle et qui se dégonfle encore et encore. Quel gaspillage, si l’on ne retient rien après chaque méditation! C’est pour ça qu’il est important de rester assis quelques minutes après la méditation Heartfulness pour absorber notre condition intérieure, en nous efforçant de nous unir à elle. Cela nous permet de nous l’approprier, de la renforcer, de nous en imprégner, de ne faire qu’un avec elle, pour l’empêcher de se dissiper. C’est ainsi que nous pouvons en tirer le meilleur parti.
Prana et neuroplasticité
Pour terminer, écoutons Swami Vivekananda: il a magnifiquement expliqué que c’est notre conscience, «notre chit, notre substance mentale, qui capte le prana dans notre environnement, pour constituer les diverses forces vitales. D’abord celles qui maintiennent le corps en vie, et en dernier lieu la pensée, la volonté et tous les autres pouvoirs».
Imaginez l’efficacité qu’aura cette chit en utilisant un prana maintenu dans un état purifié et raffiné par une immersion quotidienne dans la transmission, grâce à la méditation. Et comparez cela à une chit alourdie par les afflictions mentales, les obstacles et la pesanteur. C’est sans commune mesure. Quand la conscience est pure, la vitalité nous vient d’elle-même, mais lorsque la conscience est complexe, impure et gagnée par l’entropie, l’apathie est presque inévitable, car l’énergie se dissipe en permanence. Vivre ainsi est aussi difficile que de nager à contre-courant.
Swami Vivekananda poursuit en disant que c’est aussi le prana qui crée de nouvelles voies neuronales dans le cerveau: «À chaque nouvelle idée, on fait une nouvelle impression dans le cerveau, on y grave de nouveaux circuits.» Alors imaginez l’impact de la transmission, la forme la plus puissante du prana, sur la neuroplasticité! Imaginez l’inspiration, la créativité, l’expansion de notre potentiel! Tout cela du simple fait de méditer tous les matins avec pranahuti!
Dans le prochain article, nous explorerons d’autres vikshepas, et nous verrons comment les transcender par les pratiques simples de Heartfulness, ce qui nous procure un bien-être mental de plus en plus profond.