Un périple tibétain, 2ème partie
Dans la première partie de cette interview, Robert Chilton évoquait son parcours spirituel et le travail dans lequel il s’était engagé: numériser les écrits bouddhiques traduits en langue tibétaine dans l’objectif de les préserver. Dans cette seconde partie, il décrit à Elizabeth Denley les services du monastère tibétain de Gompa, où l’on fait bon usage de la technologie pour mettre les fidèles en lien avec les monastères et créer une plateforme destinée à communiquer la sagesse ancienne.
Q: Alors qu’est-il advenu des monastères tibétains? Je ne veux pas parler de l’aspect politique, mais de la tradition – est-elle toujours vivante?
Robert Chilton: Des grands maîtres ont réussi à quitter le Tibet au début des années 60 et à poursuivre leur enseignement après avoir soit réformé des monastères, soit fondé de nouveaux. Ils se sont d’abord retrouvés dans des prisons indiennes, puis dans des camps de réfugiés où ils vivaient sous des tentes, devant lesquelles des gardes étaient postés pour empêcher les éléphants de les piétiner. Ils ont subi bien des vicissitudes, mais sont malgré tout parvenus à communiquer leur savoir.
Perpétuer la tradition
L’activité des monastères tibétains est entièrement vouée à maintenir vivante la connaissance pour la faire passer d’une génération à la suivante. Cette passation se poursuit depuis l’époque où de grands monastères indiens, celui de Nalanda et d’autres, leur ont transmis ce savoir. Grâce à ces efforts, les moines ont réussi à perpétuer la tradition jusqu’à nos jours.
Autrefois, la coutume voulait que toutes les familles élargies envoient au moins un de leurs fils au monastère pour qu’il devienne moine. C’était dans l’ordre des choses. Après l’exode, de nombreux Tibétains, entrés en Inde par le Népal et le Bhoutan, se rendaient dans les monastères et y prenaient toute la place, accaparant les classes par cohortes entières. Récemment les forces de police ont stoppé ce flux.
Les monastères et les couvents sont aussi très actifs dans leurs communautés locales en matière de programmes d’aide sociale. Ce sont eux qui créent les hôpitaux, les bibliothèques, et ils ont des gens à disposition pour répondre aux besoins spirituels de diverses manières, par exemple en offrant des prières, des conseils, des bénédictions, ou en donnant des noms aux enfants, etc. Tout cela est essentiel pour les communautés de réfugiés en Inde et au Népal. Des membres de ces communautés ont aussi réussi à émigrer vers la Malaisie, Singapour, les États-Unis, le Canada et l’Australie.
Une plateforme pour garder le contact
Ces personnes ont besoin d’avoir accès à des services spirituels, et c’est le projet sur lequel je travaille en ce moment. Il s’agit des Gompa Tibetan Monastery Services, une plateforme de services en ligne qui connecte les fidèles répartis dans le monde à plus de 50 monastères et couvents en Inde et au Népal.
Si des gens veulent regarder la webdiffusion d’un cours, d’une cérémonie spéciale ou d’une puja publique, ou s’ils veulent organiser leur propre puja personnelle avec un objectif spécifique, ils peuvent le faire sur le site. S’ils veulent faire des dons pour d’autres projets sociaux, par exemple agrandir une bibliothèque ou construire un dortoir, ils peuvent faire des dons par notre intermédiaire. Nous ne prélevons aucun frais sur ce type de transaction. Ce sont nos membres qui prennent en charge ces fonctionnalités.
Cette organisation existe depuis que nous avons commencé en 2014, et le service a vraiment pris son essor ces dernières années. Il y a quelques mois, après nous être assurés que tout fonctionnait bien, nous avons lancé une campagne de publicité pour nous faire connaître d’un large public.
Nous faisons aussi de la webdiffusion: chaque fois qu’a lieu un événement, nous envoyons nos équipes spécialisées sur le terrain.
Q: Est-ce que cela s’adresse au monde entier ou est-ce principalement destiné à l’Inde et au Népal?
RC: Les monastères et les couvents que nous avons connectés via la plateforme se trouvent en Inde et au Népal. Notre principal centre de coordination se trouve à Dehra Dun, dans le nord de l’Inde. Et nous faisons aussi de la webdiffusion dans le Nord: chaque fois qu’a lieu un événement, nous envoyons nos équipes spécialisées sur le terrain.
Nous avons aussi une agence dans l’État du Karnataka, qui couvre la région du Sud. Il y a un certain nombre de monastères dans cette région où, sur demande, les gens peuvent organiser des pujas, les rituels d’offrandes et de bénédictions. Et puis notre bureau de Katmandou couvre la majorité du Népal. Il y en a d’autres, mais la plupart des monastères et des couvents se trouvent à Katmandou.
Deux cents moines qui prient pendant une demi-journée, cela génère une formidable énergie!
Nous avons récemment envisagé d’installer sur notre plateforme des centres de dharma individuels, avec des événements et des formations pour la communauté ou les adeptes du monde entier. Pour l’essentiel, notre système de distribution des webdiffusions est entièrement intégré. Les gens peuvent se connecter avec un code d’utilisateur et faire des dons ou non, au choix.
Mais le plus important, en termes de grands événements, se passe dans les monastères et les couvents, notamment les pujas organisées. Deux cents moines qui prient pendant une demi-journée, cela génère une formidable énergie! Quand autant de personnes entraînées s’adonnent ensemble à la même pratique, c’est vraiment extraordinaire.
Q: Quelle est votre propre relation à la tradition?
RC: Elle m’a mené à une réflexion sur notre système d’éducation qui nous porte à valoriser les preuves empiriques. Or je remarque qu’un peu partout les gens commencent à réaliser que les fondements de ce que nous appelons les preuves empiriques sont d’une certaine façon totalement subjectifs. Cette prise de conscience a véritablement commencé avec la théorie de la relativité générale d’Einstein, puis avec la vision quantique du monde de Niels Bohr et de Heisenberg – même si l’Occidental moyen peine à les saisir.
L’Occident redécouvre enfin ce que les Indiens enseignent depuis toujours.
Un de mes hobbies personnels est l’étude de la physique quantique –que ma formation en mathématiques et en sciences me rend à peu près compréhensible. Or quand je lis Nagarjuna, un des premiers philosophes indiens, je trouve fascinant qu’il nous dise, dans sa présentation de la Voie du milieu, que rien n’existe sous la forme qui nous apparaît, mais que ça ne signifie pas pour autant que cela n’existe pas. Or si je compare cette approche à la vision du monde quantique telle que je la comprends, je constate que les données de cette théorie se rapprochent beaucoup de ce que l’on disait en Inde il y a 2000 ans. Autrement dit, l’Occident redécouvre enfin ce que les Indiens enseignent depuis toujours.
Un autre concept de la philosophie indienne −que les érudits anglais, entre autres, rejetaient au 19esiècle comme de la pure spéculation –est l’idée qu’il existe non pas un seul monde mais d’innombrables mondes. À quoi ces érudits pensaient-ils? Ils se livraient à un genre de gymnastique mentale pour voir qui pouvait dépasser l’autre et trouver la meilleure description du monde physique.
Or voilà qu’un siècle et demi plus tard, l’Occident affirme qu’il existe des millions de mondes, que tout cet univers est en expansion et qu’on ne sait pas s’il va se contracter ou non. L’Occident découvre aujourd’hui la validité de tout ce qui paraissait absurde dans les philosophies indiennes.
La mère porteuse et le karma
Ma belle-mère est infirmière et s’est intéressée pendant ses études à la notion de karma en Inde. Elle est tombée sur un passage d’un texte ancien, selon lequel la personne qui a le plus grand impact karmique sur chacun de nous est le parent, et particulièrement la mère. Et le texte exposait la situation d’une femme qui portait à terme l’ovule d’une autre femme.
À l’époque où elle lisait cela, la maternité de substitution n’existait pas encore, et ma belle-mère se disait: «Pourquoi les Hindous d’autrefois auraient-ils spéculé sur ce sujet? Pourquoi en parlerait-on dans un livre datant de 300 ou 500 ans avant J.-C.?» Quelques années plus tard, les mères porteuses sont apparues dans notre société. Il s’agit maintenant de répondre à cette question: «Par laquelle des deux mères le karma de l’enfant sera-t-il influencé?»
Il y a tant de cas de ce type! On pourrait écrire un livre sur toutes les fois où l’Occident a finalement adopté comme vraies des idées rejetées auparavant en tant que «notions hindouistes totalement ridicules».
Q: Effectivement, le concept du néant, du zéro, par exemple, vient de la philosophie indienne. Il y a tellement de principes fondamentaux en mathématiques qui nous viennent de l’Inde!
RC: Oui, et encore d’autres disciplines, comme le yoga! Vers 1900, le psychologue William James disait: «La nature de l’esprit humain est telle qu’il est incapable de se fixer sur une seule pensée ou un seul objet pendant plus d’une ou deux secondes.» Alors que, de tout temps, les méditants en Inde y parvenaient −non pas pendant des heures ou des jours, mais aussi longtemps qu’ils le voulaient. Pour l’esprit scientifique occidental de l’époque victorienne, c’était totalement inconcevable.
«La voie à suivre pour l’humanité, c’est le cœur oriental et le mental occidental, tous deux réunis.»
Q: Cette phrase de Ram Chandra me fascine: «La voie à suivre pour l’humanité, c’est le cœur oriental et le mental occidental, tous deux réunis.» Ce n’est pas que l’on ait besoin de l’un ou de l’autre, il nous faut les deux à la fois. Il me semble que vous avez les ressources nécessaires à les réunir?
RC: C’est mon objectif. Je me sens tellement privilégié d’avoir reçu une formation scientifique rigoureuse à une époque où l’on a découvert la théorie quantique et celle de la relativité générale, les transistors, ainsi que tout ce que nous savons du monde naturel!
De plus, avant 1980, il n’existait aucune bonne traduction de Nagarjuna, ni d’autres grands penseurs de l’Inde. On ne trouvait pas non plus de commentaires sur la relativité générale ou la théorie quantique, à la portée de tous. Mais de nos jours, si vous savez où chercher, tout cela est accessible. Certaines choses doivent encore nous être expliquées, car de prime abord certains aspects restent passablement hermétiques, mais si quelqu’un nous guide, on parvient à les comprendre. Je donne un séminaire d’une semaine à ce sujet.
Q: Nous serions heureux de vous accueillir ici un jour.
RC: Ce serait magnifique! Merci!
Q: C’est moi qui vous remercie!
Photo Amaryllis Liampoti