Tradition, progressisme & le seigneur Shiva. Entretien avec Amish Tripathi
Dans cette interview exclusive, Amish Tripathi confie à Elizabeth Denley ce qui l’a poussé à écrire de la fiction. Tout en étant très attaché aux traditions religieuses de son Inde natale, il se définit comme progressiste. Dans ses romans très prisés par la jeunesse, il a donné vie à la mythologie du Seigneur Shivaet du Ramayana. Il est aujourd’hui une célébrité de la culture pop en Inde.
Bienvenue, Amish. Vos livres montrent que vous aimez la mythologie et les anciennes traditions de l’Inde. D’où vient cet amour?
De la famille où j’ai eu la chance de naître. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement les anciennes traditions de l’Inde que j’aime, mais aussi celles du monde entier. Mon grand-père, qui était un grand érudit, enseignait à la Banaras Hindu University. J’ai donc beaucoup appris au sein de ma famille. Nous avons grandi en découvrant nos histoires, nos traditions, nos philosophies.
Mes deux parents sont profondément religieux et ils nous ont transmis le respect et l’amour de la connaissance – ce qui va de pair avec l’habitude de tout remettre en question. Ils nous ont appris à ne pas accorder de foi aveugle à quoi que ce soit.
J’ai ainsi découvert très tôt qu’en sanskrit védique, il n’y avait aucun mot pour «blasphème». Puisque le concept n’existait pas, le mot n’existait pas non plus. Rien ni personne n’était indiscutable. Lorsqu’on cultive cette attitude et qu’on étudie la philosophie, en explorant la foi et la spiritualité, cela enrichit la vie.
Notre famille était d’origine modeste, mais malgré le manque de moyens, il y avait toujours beaucoup de livres à la maison. En voyant nos parents lire, nous avons tout naturellement fait de même. Je lis, ma femme et mon fils aussi. Les enfants suivent généralement ce que font leurs parents, plutôt que ce qu’ils disent. Donc voilà, mon intérêt vient de ma famille et de mes nombreuses lectures.
Avez-vous également suivi les traditions religieuses de vos parents ou les avez-vous contestées?
J’étais profondément religieux quand j’étais petit, mais vers 15 ou 16 ans, en entrant au lycée, je suis devenu athée. Je l’ai été pendant plus d’une décennie – un athée extrémiste! Je pensais que Dieu avait tort, et que la religion avait tort, que tout cela était stupide. C’est en écrivant mon premier livre, Les immortels de Meluha, que je suis peu à peu revenu à la foi.
Je pense que chacun découvre la forme du Divin qui lui convient. Pour moi, qui suis naturellement rebelle et anti-élitiste, c’était le Seigneur Shiva.
Pouvez-vous nous parler de ce cheminement?
Je pense que chacun découvre la forme du Divin qui lui convient. Pour moi, qui suis naturellement rebelle et anti-élitiste, le Seigneur Shiva était le dieu qui pouvait le mieux me ramener à la foi – cela dit sans manquer de respect envers aucun autre dieu ou déesse. Il est par excellence le dieu des rebelles. C’est un briseur de règles, il vit en dehors de la société, et c’est un danseur et un musicien brillant. Il attire beaucoup ceux qui sont rebelles par nature. Pour moi, c’est ce qui a le mieux fonctionné.
C’est ce qui vous a poussé à écrire sur lui dans votre première trilogie?
En fait, c’est plutôt l’inverse, c’est en écrivant sur lui que je suis revenu à la foi. J’avais commencé mon livre en écrivant une thèse purement philosophique, autour de la question «qu’est-ce que le mal?» Ensuite, j’ai transformé cette réflexion en une histoire destinée à transmettre cette philosophie sur le mal. Et pour cela, le meilleur héros était le destructeur du mal, le Seigneur Shiva.
Votre premier livre a été publié en 2010 et a fait de vous une célébrité de la culture pop en Inde. C’est un grand changement par rapport à vos origines modestes. Comment cela s’est-il passé?
C’est une expérience fantastique! Je travaillais dans le secteur bancaire depuis quatorze ans, et je n’ai démissionné qu’après mon deuxième livre. Quand on a des origines modestes, on a tendance à être pragmatique dans ses choix de vie. Je n’ai quitté la banque que lorsque mes redevances ont dépassé mon salaire. C’est merveilleux, je fais ce que j’aime, c’est-à-dire écrire, lire, voyager dans des sites historiques, et je suis payé pour cela!
Pourquoi pensez-vous que vos livres sont si populaires? Ils se sont tous vendus à des millions d’exemplaires. Ils traitent de la mythologie indienne traditionnelle, et la plupart de vos lecteurs sont jeunes. Quelle est la formule magique, Amish?
Quand j’ai terminé mon premier livre, toutes les maisons d’édition l’ont refusé. On m’a dit: «Ça n’aura aucun succès, aujourd’hui ce sont principalement les jeunes qui lisent, et ils ne s’intéressent pas à la religion. L’histoire est bien enlevée, mais c’est celle d’un dieu.» Un éditeur m’a affirmé que les questions de philosophie, ça ne marchait pas avec les jeunes. On m’a conseillé d’écrire plutôt une romance sur le campus.
J’ai donc publié le premier livre à mon compte; il a décollé et bon nombre d’éditeurs sont revenus me voir. Je ne l’ai pas écrit pour avoir du succès, mais tel qu’il m’est venu à l’esprit. Je pense que mon livre a marché parce que les jeunes ont un ardent désir de trouver quelque chose qui soit à la fois progressiste et traditionnel.
À une époque, la tradition était devenue tellement rigide et conservatrice qu’elle était trop contraignante pour la plupart des jeunes. Le pendule a ainsi basculé à l’autre extrême. Toutes les traditions ont été attaquées et beaucoup de gens se sont sentis déracinés, déboussolés. Sans racines auxquelles se rattacher, on a aussi du mal à vivre. Aujourd’hui, l’humanité se porte mieux que jamais sur le plan matériel, et le taux de violence est le plus faible de tous les temps. Pourtant, la solitude et le malheur n’ont probablement jamais été aussi grands.
J’ai imaginé un homme appelé Shiva, vivant il y a 4 000 ans, dont l’aventure fut si grandiose qu’on le considéra comme un dieu. Il avait découvert le Divin en lui-même.
Beaucoup de gens recherchent un moyen idéal d’être à la fois traditionnel et ouvert au changement. Ils sentent le besoin d’une appartenance au Divin, à la tradition – tout en respectant les droits des LGBT, les femmes, l’environnement. Je pense que beaucoup de ces histoires anciennes répondent à ce besoin.
Les histoires mythologiques sont incroyablement dynamiques et non critiques. Dites-nous en plus à ce sujet.
Voilà encore quelque chose de fascinant. Le sanskrit védique n’avait pas non plus de mot pour «jugement», ce concept n’existait pas.
Ces histoires n’étaient pas conçues pour qu’on porte des jugements sur les personnages – les dieux et les déesses ne les jugeaient d’ailleurs pas non plus. Elles ont servi à transmettre ces récits, à faire connaître les archétypes, à enseigner une sagesse applicable dans nos vies.
La philosophie est très claire: le seul élément que nous maîtrisions est le choix que nous faisons au moment présent. Nous n’avons prise ni sur notre passé ni sur notre avenir, ni évidemment sur ce que font les autres. Il ne sert donc à rien de juger autrui, de réfléchir au passé ou de s’inquiéter de l’avenir. Apprenez de votre passé, planifiez votre avenir, mais sans être obsédé par lui. La seule chose que vous contrôliez, c’est la décision que vous prenez en cet instant. Apprendre à faire de meilleurs choix maintenant, c’est dans cet esprit qu’il faut aborder ces histoires.
C’est lorsqu’on supprime le jugement que s’ouvre toute grande la possibilité d’apprendre – le jugement nous en empêche. Dans le Ramayana, le Seigneur Ram est le héros et Ravan est le méchant. Nous pouvons apprendre du Seigneur Ram, mais aussi de Ravan. Notre tâche n’est pas de le juger, mais d’apprendre de lui.
La première série était The Shiva Trilogy, la deuxième est le Ramayana. Pouvez-vous nous en parler?
La trilogie est composée de trois livres: The Immortals of Meluha, The Secret of the Nagaset The Oath of the Vayuputras. J’ai imaginé un homme appelé Shiva, vivant il y a 4 000 ans, dont l’aventure fut si grandiose qu’on le considéra comme un dieu. Il avait découvert le Divin en lui-même.
La série Ram Chandra est une interprétation du Ramayana, qui signifie littéralement «les voyages de Ram». J’adopte un style de narration un peu complexe, appelé le récit multi-linéaire. Le premier livre, Ram – Scion of Ishvaku, va de la naissance du Seigneur Ram à l’enlèvement de Lady Sita. Le deuxième, Sita – Warrior of Mithila, va de la naissance de Lady Sita à son enlèvement. Et le troisième livre, Ravan, va de la naissance de Ravan à l’enlèvement de Lady Sita. Le quatrième sera un livre commun allant jusqu’à la mort de Ravan. Le cinquième verra le Seigneur Ram combattre ses véritables ennemis, issus de son propre pays – Ravan n’ayant été qu’un adversaire.
J’ai mêlé différentes interprétations. La version indienne moderne du Ramayana est en fait une série télévisée des années 1980. Dans la version ancienne, le Valmiki Ramayana, Ravan n’est pas présenté comme un pur démon du mal, mais de façon bien plus nuancée. Il a aussi des qualités, il adore le Seigneur Shiva, est extrêmement intelligent et maîtrise les Védas. On pense que c’est lui qui a inventé le rudra veena, un instrument à cordes qui ressemble à un sitar surpuissant, dont même de grands musiciens ne parviennent pas à jouer. On peut voir Ravan comme un homme très brillant, avec un ego incontrôlé. Même aussi talentueux que lui, si nous ne contrôlons pas notre ego, cela ne se terminera pas bien pour nous.
Vous avez également écrit un essai, Immortal India.
Jusqu’à Immortal India, je n’avais écrit que de la fiction. Je partais toujours d’une philosophie que je voulais transmettre, puis je lui donnais forme dans une histoire. La philosophie centrale de The Shiva Trilogy traite de «qu’est-ce que le mal?» Celle de la série Ram Chandra a pour objet «qu’est-ce qu’une société idéale?» Faut-il respecter la loi ou choisir la liberté? Parfois, les deux entrent en conflit.
Voilà le genre de débats qui se trouvent au cœur de ces livres. Beaucoup de lecteurs désirent en approfondir l’aspect philosophique. J’ai donc écrit un ouvrage qui n’aborde que la première étape, les philosophies, sous forme de chapitres courts. On y trouve mes réflexions sur divers sujets comme la spiritualité, les questions historiques, la science, etc.
Qu’allez-vous faire ensuite, Amish?
En ce moment j’écris Ravan, le troisième livre de la série Ram Chandra, qui paraîtra vers le milieu de 2019. J’ai en tête plusieurs idées d’histoires, de quoi m’occuper pendant au moins 20 à 25 ans. Je pense à 9 ou 10 séries de livres, et j’ai fait allusion à toutes dans The Shiva Trilogy, j’y ai laissé des indices. Je vais m’assurer de finir tous ces livres avant de mourir, je ne veux pas les emporter sur mon bûcher funéraire.
Beaucoup de vos lecteurs sont jeunes. Comment vous engagez-vous auprès des jeunes? Quel rôle pensez-vous que vos livres jouent pour les aider à progresser dans l’Inde moderne?
Aujourd’hui, l’Inde est un pays de jeunesse. À cela s’ajoutent les changements spectaculaires qui se sont produits en Inde depuis 1991. En fait, beaucoup disent que notre véritable indépendance mentale en tant qu’Indiens a commencé non en 1947, mais en 1991. Après des siècles d’échecs, c’est à ce moment-là que notre croissance a recommencé. Nous avons retrouvé cette confiance en nous historique qui a défini l’Inde pendant de nombreux siècles.
Angus Maddison, l’économiste britannique, a montré que pendant 15 des 20 derniers siècles, l’Inde était la première économie du monde. Au cours des 5 autres, nous avons été trois fois à la deuxième place. Nos productions en science, en médecine, en navigation, etc. ont été très importantes. Mais nous avons perdu tout cela au cours des derniers siècles. Maintenant, malgré un retour de la confiance en soi, il reste encore une insécurité qui provoque parfois une vaine agressivité. Et avec toute cette jeunesse, nous vivons un processus de changement énorme.
Connaissez-vous l’histoire traditionnelle de Sagar manthan, le barattage de l’océan par les dévas et les asuras? Beaucoup de bonnes choses émergèrent de l’eau, comme le nectar de la vie. Mais au début, ce fut le poison qui sortit. La métaphore signifie que dans tout processus de changement, il se produit du positif aussi bien que du négatif. Comment gérer le négatif? Dans cette histoire, c’est le Seigneur Shivaqui a bu le poison pour qu’il ne fasse pas de mal aux autres. C’est pour cela qu’il a la gorge bleue.
Et voilà ce que je suggère aux dévots du Seigneur Shiva: comportez-vous comme un dieu. Le processus de changement actuel aura beaucoup d’effets bénéfiques pour l’Inde, mais il en aura aussi de négatifs. Tous les fidèles du Seigneur Shiva devraient faire comme lui: boire ce poison, enlever cette négativité. Parler poliment, gentiment, dire des choses positives, enlever toute négativité pour que l’Inde aille dans la bonne direction.
La philosophie est très claire: le seul élément que nous maîtrisions est le choix que nous faisons au moment présent. Nous n’avons prise ni sur notre passé ni sur notre avenir, ni évidemment sur ce que font les autres. Il ne sert donc à rien de juger autrui, de réfléchir au passé ou de s’inquiéter de l’avenir.
C’est donc le conseil que vous adressez aux jeunes? Comment devraient-ils vivre leur vie, selon vous?
Je dirais que c’est un moment merveilleux pour être Indien! Quand j’étais jeune, il y avait peu d’opportunités. C’est pour cela que j’ai choisi la banque comme carrière. De nos jours, on peut faire n’importe quel rêve et on a de grandes chances de le réaliser.
Mais comment s’assurer qu’on travaille aussi pour son pays, et non seulement pour soi-même? Cela peut sembler peut-être ennuyeux, pourtant ce n’est qu’à la condition que le pays s’en sorte bien que nous nous en sortirons tous bien. Il ne faut pas perdre de vue cette perspective et tenter de suivre la voie de nos ancêtres, qui est celle d’une ouverture d’esprit profonde et constante.
Telle était notre voie traditionnelle. Pouvons-nous la ranimer? Nous créerons alors une société dont nos ancêtres seraient fiers. Comment pouvons-nous mériter cette fierté et associer le reste du monde à ce voyage?
De nos jours, on peut faire n’importe quel rêve et on a de grandes chances de le réaliser.
Quel magnifique mot de la fin. Je vous remercie!
Merci à vous