Écologie du don, 2e partie
Nipun Mehta est un des fondateurs de ServiceSpace, Karma Kitchen, DailyGood, KindSpring et d’autres organismes qui travaillent avec succès dans le domaine de l’écologie du don (gift ecology). Dans la seconde partie de cette interview avec Elizabeth Denley, Nipun évoque certains principes de l’écologie du don, telles que la confiance, les interrelations, les différentes formes de capital et la qualité de notre engagement envers la vie.
Que devient la dynamique de la confiance, au sein des relations, quand les tendances innées et les peurs font surface? Et c’est inévitable, puisque nous sommes tous humains, avec notre passé, notre culture, notre famille, etc. Comment faire face à ces situations?
C’est ce qui rend les relations compliquées. Nous savons tous qu’elles ne sont pas simples. On ne peut pas dire: «Je te donne dix euros, tu me donnes de la nourriture, et ça s’arrête là.» Si j’établis un lien réellement multidimensionnel avec vous, cela va peut-être déclencher quelque chose en moi. Il serait sans doute beaucoup plus simple et plus pratique d’éviter cette relation et de me limiter à l’aspect transactionnel. Pourquoi m’engager dans une relation, quand cela exige tant de moi?
C’est la grande question, Nipun, car elle se situe à la racine de tant de choses qui doivent changer dans nos sociétés à l’échelle mondiale – pas seulement en Occident, mais aussi en Inde et en Chine. C’est la question à un million de dollars.
Et comment la formuleriez-vous?
Comment abordons-nous nos relations? Elles ne sont pas transactionnelles, au sens où les gens n’agissent pas pour l’argent, ni même la plupart du temps pour la reconnaissance. Toute la philosophie du service, du seva, repose sur l’anonymat, l’humilité, les valeurs de Gandhi, comme vous le disiez dans la première partie de cette interview. Alors comment pouvons-nous développer une culture de la confiance sans arrière-pensées transactionnelles, sans avoir recours à la carotte, en quelque sorte?
Cela requiert plusieurs dispositions intérieures que nous devons cultiver. Et si nous y parvenons, nous bénéficions d’une connexion «de haut débit» avec la vie. Alors nous pouvons nous demander ce qui se passe réellement, quand certains aspects d’une relation sont difficiles. Eh bien, pour atteindre cette connexion à haut débit dans ma vie, je dois gérer ces aspects difficiles. Je dois donc grandir en sérénité, grandir en tolérance et grandir en patience!
Pour atteindre cette connexion à haut débit avec la vie, je dois donc grandir en sérénité, grandir en tolérance et grandir en patience!
Dans une mentalité consumériste, les choses sont beaucoup plus simples. On se dit: «Je veux ceci, je le veux tout de suite et puis je vais passer à autre chose». Mais ce genre d’attitude a pour effet que la qualité de notre engagement envers la vie diminue énormément.
Il s’agit donc de trouver le moyen de développer les vertus qui mènent à un engagement de qualité. Et quand on y parvient, on se rend compte qu’en réalité nos relations avec les autres ne se sont jamais résumées à ce type d’échange très limité. Ce n’était qu’une vue de l’esprit.
Un de mes amis travaillait à la prison de San Quentin avec des prisonniers qui avaient tous commis au moins un meurtre. Lors d’un groupe de parole, il leur a demandé combien de temps chacun d’eux avait passé en prison et a écrit les réponses sur un tableau: 20 ans, 40 ans, 12 ans, et ainsi de suite. Puis il a additionné le tout: 484 ans. Ensuite il a tracé une nouvelle colonne et posé une autre question: «Combien de temps votre accès de rage a-t-il duré?» 2 minutes, 7 minutes, 40 minutes, 1 minute, et ainsi de suite. Après avoir calculé le total, il a dit: «Ce groupe a passé des centaines d’années en prison pour quelques heures de rage.»
Il est alors clairement apparu que cet effet miroir était très puissant. Pendant le partage, un des gars a dit: «Tu sais ce que je crois? Je crois que les gens qui sont blessés en blessent d’autres. Quelqu’un n’est jamais négatif seulement à cause de nous. Tout comme on rembourse la gentillesse, on rembourse la négativité… et aussi l’égoïsme.» Après quelques minutes, il a continué: «Moi j’ai fait du mal à quelqu’un parce que quelqu’un m’avait fait du mal.» Ils ont poursuivi leur partage et un peu plus tard un autre a repris la parole: «J’aimerais ajouter quelque chose. Les personnes qui ont été blessées en blessent d’autres, mais je crois aussi que celles qui ont été guéries en guérissent d’autres.»
Tout comme on rembourse la gentillesse, on rembourse la négativité… et aussi l’égoïsme.
Alors qui dois-je être quand quelqu’un me fait du mal? Qui dois-je être pour comprendre cet enchaînement et avoir assez de cœur pour dire: «Je vais endurer ça et lui envoyer de la compassion en retour». La récompense n’est pas simplement que mon agresseur pourrait être guéri d’une façon ou d’une autre. La récompense, c’est d’être intensément impliqué dans le moment présent.
Nous avons vu quelqu’un comme Gandhi faire exactement cela. Godse lui a logé trois balles dans le corps et il lui a répondu: «Bénis sois-tu, bénis sois-tu, bénis sois-tu!» Il n’était pas en train de pardonner l’action négative, il disait: «Je m’oppose à cette action, mais tu es bien plus grand que cette action, et je t’aime. J’aime ce ‘Toi’ plus grand que toi.»
En réalité, nos relations avec les autres, avec toutes leurs contrariétés, sont autant d’invitations à développer nos qualités afin de passer d’un engagement médiocre à un engagement bien plus profond, un engagement multidimensionnel. Si nous y parvenons, le champ des possibles est immense, et nous pouvons ainsi, par ricochet, contribuer à rebâtir la confiance au sein de la société.
Croyez-vous que cela s’étendra à tous ces enfants afro-américains et latinos qui sont en prison? Même dans un pays riche comme les États-Unis, les divisions culturelles sont profondes. Et je connais beaucoup de gens, comme les membres du Greater Good Science Center (centre de recherche interdisciplinaire de l’Université de Californie qui s’intéresse au bonheur individuel, à la compassion et à l’altruisme) qui s’efforcent de résoudre ces problèmes sociaux, parce que les règles du jeu ne sont pas équitables. Alors qui est responsable?
Vous et moi! Nous ne pouvons nier notre responsabilité! Même si nous faisons preuve de générosité, nous avons tendance à croire que la générosité est un sport de riches. Nous nous disons: «Si tu accumules et que tu réussis bien, tu peux donner». En réalité ce n’est pas le cas et ce sont ceux qui possèdent le moins qui finissent par donner le plus.
Il est dans notre nature de donner, de prendre soin les uns des autres, d’être en relation, et les neurosciences le confirment. La générosité, la compassion, la bonté ne sont pas réservées à ceux qui ont réussi.
En 2005, ma femme et moi avons fait un pèlerinage à pied. Nous mangions ce qu’on nous donnait, nous dormions là où on nous offrait une place et ceux qui n’avaient absolument rien empruntaient de la nourriture pour nous en donner. Il est dans notre nature de donner, de prendre soin les uns des autres, d’être en relation, et les neurosciences le confirment. Nous en sommes conscients, mais nous avons besoin de lieux où explorer ces possibilités. Ça n’arrivera pas du jour au lendemain, il faut du temps, il n’y aura pas de solution miracle.
Comme vous l’avez dit, il existe ici beaucoup d’inégalités, d’injustices. Mais la générosité, la compassion, la bonté ne sont pas réservées à ceux qui ont réussi. En fait, on n’a rien réussi tant qu’on n’est pas capable d’agir avec compassion à tout moment, serait-ce en silence, ou par une simple prière. J’ai rencontré des sans-abri qui me demandaient de l’argent, et à la fin, c’étaient eux qui voulaient m’en donner, non pas parce que je leur en demandais, mais parce qu’ils ressentaient une affinité, une fraternité. Et quand on sent cette fraternité, on veut y contribuer.
Alors comment exploiter ce sentiment de responsabilité et faire confiance à un effet d’entraînement? Cela ne se fera pas du jour au lendemain, car le problème n’a pas surgi du jour au lendemain, mais lentement sur une longue période, sans que nous y prêtions attention. Peu à peu, nous avons perdu notre humanité, et maintenant nous devons à nouveau la développer, petit à petit.
Nous avons perdu notre humanité, et maintenant nous devons à nouveau la développer, petit à petit.
Donc, il n’y aura pas de solution rapide. Vous allez vous demander: «Vais-je maintenir cet engagement? Suis-je résolu à répandre l’amour, à faire cet acte de bonté, ce petit geste gratuit, à planter cet arbre à l’ombre duquel je ne m’assoirai peut-être jamais, que je ne verrai peut-être jamais fleurir?» Moi je suis prêt à le faire, cela me fait renaître, je n’ai pas besoin de résultats immédiats.Si vous et moi n’en avons pas besoin, alors je crois que c’est le début de la révolution.
Tout à fait! Alors, quels sont vos projets de révolution? Que se passe-t-il et que va-t-il se passer? Quelle est votre vision?
Nous avons ServiceSpace, un incubateur de nombreux projets. Certains, comme DailyGood et KarmaTube, sont en ligne, avec des communautés en ligne, et ils répandent de l’inspiration. D’autres, comme Awakin Circles et Karma Kitchen, ne sont pas en ligne. D’autres sont une combinaison des deux, par exemple KindSpring, où une communauté en ligne partage des histoires et où le concept des smile cards est actualisé hors ligne, de personne à personne (la «carte sourire» accompagne un don anonyme et encourage le ou la bénéficiaire à donner au suivant).
Nous avons donc créé cette écologie dans un grand nombre de projets très divers. Ce qu’ils ont en commun, c’est un processus dont on peut décrire les principes comme suit:
– N’avoir que des motivations intrinsèques, ce qui signifie que personne n’est payé, tout le monde est bénévole. Cela n’a l’air de rien, quand on est 5 bénévoles, mais à 500 000, l’étendue de l’intelligence collective, fondée sur des motivations purement intrinsèques, est absolument immense, et fait émerger des choses entièrement nouvelles et différentes, auxquelles on n’aurait jamais pensé.
– Travailler avec ce que nous avons, sans rien chercher d’autre. Concrètement, cela veut dire que nous ne faisons jamais de levée de fonds. Nous nous disons simplement: «Voici ce que nous avons», et nous travaillons avec cela. Ce choix nous oblige à envisager de multiples formes de capital. Nous ne nous limitons plus à l’idée que le capital c’est de l’argent, de la richesse, ou plutôt que l’argent est nécessaire pour mettre en route des projets. Nous pensons que l’argent est une forme de capital, mais qu’il y en a d’autres: le temps, l’attention, la technologie, les histoires, les cultureset bien d’autres choses.
– Travailler à petite échelle. Nous ne partons jamais du point de vue que nous allons changer le monde. Nous ne nous situons jamais dans cet ordre de grandeur. Et quand on travaille à petite échelle, on prend la responsabilité du changement. On ne peut pas dire: «J’essaie de changer ceci ou cela chez telle ou telle personne». On se dit: «Suis-je réellement en train de changer les choses?» Et si c’est le cas, est-ce que je grandis en sérénité, en tolérance, en patience, en compassion, en générosité et en gentillesse? Est-ce que je manifeste cela dans chacune de mes relations? Et est-ce que je compte sur l’effet d’entraînement que ces qualités pourraient avoir, et non sur celui que mon entreprise pourrait avoir?
Ces contraintes créatives caractérisent donc l’ensemble de l’écosystème ServiceSpace. Nous avons beaucoup de projets, nous faisons beaucoup de choses et nous touchons régulièrement des millions de personnes, et quand j’analyse le processus qui les sous-tend, j’y vois nos valeurs fondamentales, et je me dis: «Comment pouvons-nous continuer d’innover? Qu’est-ce qui est en train d’émerger en ce moment?»
On ne transforme pas un écosystème par le pouvoir, le contrôle, la force ou la coercition, mais à coups de petites poussées, de petits encouragements basés sur la compréhension des interrelations.
Une chose qui a récemment émergé, c’est l’idée du laddership circle, (littéralement «cercle à l’échelle»). On parle souvent de leadership, c’est-à-dire le commandement et le contrôle, mais le laddership consiste à demeurer en retrait, tout en étant pleinement conscient des relations en cours. On ne transforme pas un écosystème par le pouvoir, le contrôle par la force ou la coercition, mais à coups de petites poussées, de petits encouragements basés sur la compréhension des interrelations.
Prenez l’acupuncture, par exemple. Si j’ai mal au cou, on me placera peut-être une petite aiguille dans le genou, parce que le genou est relié à bien d’autres régions et que cela me guérira le cou par ricochet. Le changement d’un écosystème fonctionne de la même manière, et c’est tout à fait non-violent.
Comment créer un contexte où offrir tout cela − surtout aux jeunes −non pas en tant que leaders, de façon centralisée, mais dans une écologie décentralisée, fondée sur le cœur? Personne ne l’enseigne, personne n’explore cet aspect. Nous organisons donc ces cercles de laddership, avec des résultats remarquables. Un lauréat du prix Nobel de la paix a récemment participé à l’un d’eux. C’est un espace où l’apprentissage se fait par les pairs, et non par une personne qui enseigne aux autres. Ce sont des groupes de six à huit personnes, avec deux ou trois «ancres» qui se contentent de maintenir l’atmosphère de façon discrète. Et c’est fascinant de voir tout ce que l’on peut apprendre les uns des autres en dehors d’une approche hiérarchique.
C’est donc un modèle qui donne les moyens d’agir.
C’est un modèle de croissance, un modèle de jardinage et non de fabrication. C’est quelque chose qui est en train d’émerger.
Un deuxième projet, que nous n’avons pas encore lancé et qui me passionne, c’est la création d’un espace à la eBay, où l’on peut payer avec du capital financier mais aussi avec d’autres formes de capital. Imaginons que je fabrique un bonnet pour le plaisir, parce que je sais tricoter. Peut-être que vous pouvez me le payer et peut-être que j’ai besoin d’argent. Mais en fait, peut-être que je serais heureux que vous fassiez un acte de gentillesse et que vous me le racontiez. Peut-être aussi serais-je très heureux que vous fassiez un don en argent à une autre ONG et que vous m’envoyiez un reçu. Ou que vous méditiez une heure et que vous m’écriviez vos réflexions. Nous savons tous que nous apprécions ce genre de choses, mais nous ne l’avons encore jamais fait. Et pourquoi pas?
On ne peut passer à côté du fait qu’il existe une foule d’autres formes de capital que le capital financier, qui peuvent nous soutenir, avoir un effet régénérateur et nourrir à la fois ceux qui donnent et ceux qui reçoivent.
Donc cette idée m’enthousiasme. Il y avait un moine qui avait sorti un CD; il est venu nous voir pour parler de la façon dont il allait le diffuser. Nous lui avons dit: «Plutôt que d’envisager une distribution traditionnelle, avec une étiquette de prix, pourquoi ne pas donner aux gens la possibilité de faire un acte de bonté et de vous en envoyer le récit?» Et il a reçu des centaines d’histoires! Imaginez-vous dans la peau d’un producteur qui reçoit ces formes alternatives de paiement en retour? Bien sûr, je ne nie pas la puissance du capital financier. Nous devons tous payer notre loyer, nos factures, et ainsi de suite. Mais en même temps, nous ne pouvons pas nous limiter à cela aveuglément. On ne peut passer à côté du fait qu’il existe une foule d’autres formes de capital qui peuvent nous soutenir, nous donner satisfaction, avoir un effet régénérateur et nourrir à la fois ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. Alors, comment créer une plateforme qui facilite ce type d’échange multiforme et soutienne ce genre de connexions à plusieurs? L’idée m’emballe beaucoup.
C’est un véritable écosystème du don.
Effectivement. Et n’est-il pas étonnant que nous disposions de toutes ces technologies, que nous allions si vite, et qu’il n’existe encore rien de la sorte? On en est presque à l’époque où on avait NBC, CBS et d’autres chaînes télé, mais qu’aucune ne pouvait découvrir un YouTube parce qu’elles étaient trop ancrées dans leur vision centralisée du monde.
De la même façon, je pense qu’il est temps que les personnes spirituelles se mettent réellement au travail et que les personnes actives développent leur spiritualité. Nous sommes arrivés à un moment où ce genre d’intelligence doit se manifester.
L’innovation est donc venue de YouTube, qui a mis fin à l’exclusivité des chaînes NBC de ce monde, puis on a vu cette transformation se reproduire partout: iTunes a délogé les CD, Google AdWords a délogé les panneaux publicitaires et ainsi de suite.
Alors, comment pouvons-nous tirer parti des technologies et des possibilités actuelles pour mettre en œuvre des qualités spirituelles? Je crois que notre époque a ce potentiel, et je crois que cela correspond aussi à un besoin actuel. Si nous n’y répondons pas, nous allons continuer à nous dépouiller de ce que signifie être humain.
Et si nous le faisons?
Si nous le faisons, je crois que notre engagement envers la vie sera beaucoup plus riche et que nos relations − nos relations profondes – gagneront beaucoup en qualité. Et je préférerais vivre dans un monde comme celui-là.