A la source de l’action, entretien avec Pierre Rabhi
Pierre Rabhi partage ce qui l’a façonné, son enfance en Algérie, les étapes importantes de sa vie, le lien particulier qu’il a développé avec la nature, sa transformation par la lecture de Socrate et de Krishnamurti et la découverte du silence intérieur.
Vous avez passé votre enfance dans une oasis en Algérie puis, très tôt, vous avez été confronté à la modernité. Comment l’écart entre ces deux cultures si divergentes a-t-il façonné l’homme que vous êtes aujourd’hui ?
Cela a été difficile pour moi. Je suis né dans une culture musulmane des pays du Sud, dans un milieu oasien. J’ai perdu ma mère à l’âge de 4 ans – un point extrêmement important dans mon itinéraire. Et, peu de temps après, on a découvert de la houille dans le sous-sol de notre région. Les Français sont venus exploiter ce charbon, puisque l’Algérie était leur colonie, ce qui a provoqué un énorme bouleversement dans nos mœurs, nos cultures, notre biotope. Tout a été chamboulé. Cette petite oasis tranquille depuis des siècles s’est trouvée dans une forme d’effervescence, avec des mutations hyper-accélérées.
Beaucoup de gens sont devenus des mineurs, ont été exploités, et c’est dans ce contexte que mon père s’est inquiété de l’avenir; estimant que la règle du jeu n’était plus entre nos mains, il m’a confié pour être éduqué à un couple de Français sans enfants qui a bien voulu me prendre en charge et m’initier à la culture nouvelle. Cela m’a amené à vivre de façon alternée entre modernité et tradition, islam et christianisme, dans une situation d’écartèlement. Devant des valeurs totalement inconciliables, encore plus au plan religieux, puisque le credo de l’islam c’est que Dieu n’a pas enfanté, ni n’a été enfanté, alors que dans le monde chrétien, évidemment on parlait de Jésus comme du fils de Dieu… Ainsi l’enfant que j’étais se trouvait un peu comme entre le marteau et l’enclume, ce n’était pas simple. Voilà comment ma petite vie a démarré.
À l’adolescence, mes questions se sont confirmées, et les réponses n’étaient pas évidentes puisque je voyais bien que je n’arrivais pas accorder islam et christianisme. Je me suis dit que les philosophes avaient peut-être des réponses à me donner. J’ai donc beaucoup lu, en étant un élève très moyen à l’école, parce que l’école m’ennuyait un peu. Je suis allé vers les philosophes, mais, après en avoir ingurgité pas mal, la conclusion est revenue à Socrate: «Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien». Voilà… et c’est ce que je peux encore affirmer aujourd’hui.
Quelques années plus tard vous vous rendez en France, racontez-nous ce qui vous a amené à vous installer dans un domaine perdu des Cévennes – un choix qui va influencer toute votre vie ?
Je me suis retrouvé à Paris au cœur même, si on peut dire, du brasier d’une modernité imbue d’elle-même, qui prétendait avoir trouvé la solution du bonheur de l’humanité. Comme il fallait que je gagne ma vie, j’ai été ce qu’on appelle un ouvrier spécialisé dans une entreprise. Ça m’a offert un nouvel observatoire de la condition humaine. Et là, j’ai vraiment remis en question ce postulat du bonheur que la société proposait. J’ai peu à peu compris la servitude humaine, troquer son existence contre un salaire, quitte à y sacrifier sa vie. Ce n’était plus vivre, c’était exister. Et puis je me disais qu’il y avait tant de richesses que la nature nous offrait, tant de choses si belles, mais que nous n’étions pas là pour les admirer, ni rien d’autre d’ailleurs. Car c’était pour tout le monde 11 mois de coma et 1 mois de réanimation… ça se limitait à ça.
Et puis, j’ai rencontré une jeune fille qui avait les mêmes aspirations. On s’est dit: pourquoi est-ce qu’on passerait notre vie entre quatre murs, dans une ville? Pourquoi ne pas aller vers la nature, vers la vastitude, l’infini du monde, avec les grands cieux, l’espace? Et on a décidé de retourner à la terre et de nous y installer comme paysans.
Alors comment cela s’est-il passé ? Comment vous y êtes-vous pris pour vivre à la campagne, loin de tout ?
On n’était pas du tout formés. Ce retour à la terre est devenu une nouvelle initiation. Comment allions nous devenir des paysans? Je suis allé dans une école spécialisée dont je suis sorti avec un diplôme en agriculture. Puis j’ai été ouvrier agricole pour connaître la réalité de façon tangible et concrète. Cela a été pour moi le premier grand «éveil». J’ai immédiatement saisi que l’agriculture qu’on appelle moderne, performante, est une massacreuse de la nature, une massacreuse de la terre, par l’usage permanent de substances toxiques. On les utilisait pour tout, dans la terre, sur les végétaux, sur l’environnement, etc. L’agriculture était devenue une véritable pratique de destruction. C’est comme ça que je la percevais, d’autant plus que l’ami médecin qui m’a fait connaître le pays était dans la santé publique et pouvait témoigner des dégâts, et même des décès provoqués par l’usage massif des pesticides. Donc j’étais à bonne école… Une école concrète, pas seulement théorique. C’est là que je me suis dit que, si je ne pouvais pas me passer de ces pratiques, je ferais autre chose, je ne ferais pas d’agriculture.
Puis, par mon ami médecin, j’ai découvert Rudolf Steiner, un Suisse qui proposait la biodynamie. En fait, j’ai lu La fécondité de la terre, un ouvrage d’Ehrenfried Pfeiffer, un collaborateur de Steiner, où il exposait les méthodes dites biodynamiques, tout à fait conformes à la nature, voire même bénéfiques pour les sols, sans nuisance et sans destruction. J’ai donc pratiqué la biodynamie dans un premier temps, puis l’agriculture biologique et maintenant, j’en suis à l’agroécologie. C’est comme ça qu’on a expérimenté dans notre ferme une agriculture non nocive, tant en élevage qu’en agriculture. Et ça a bien marché.
À partir de là, je suis devenu en quelque sorte un des «prophètes», un «chantre» de l’agriculture naturelle, écologique, biologique! Et puis, j’ai voulu partager mon expérience et j’ai écrit un livre que j’ai intitulé Du Sahara aux Cévennes. Il a été publié, a eu du succès et a été primé par l’Académie des Cévennes. J’y exposais les faits, je n’étais pas un donneur de leçons ; je voulais simplement parler de mon propre itinéraire, témoigner des mutations par lesquelles j’étais passé, qui étaient révélatrices finalement du mouvement général de l’histoire moderne. À partir de là, je me suis mis à écrire d’autres choses. Vu le succès, j’ai écrit, écrit, écrit… Et en même temps, je me suis engagé.
Après avoir réussi à survivre et à produire là où nous habitions, j’ai voulu essayer de voir si l’agriculture conforme aux lois de la vie était applicable auprès des paysans les plus démunis. C’est comme ça que je suis allé travailler en Afrique. On a créé le premier centre d’agroécologie au Burkina Faso, et c’est ce qui m’a mis en quelque sorte le pied à l’étrier pour aller beaucoup plus loin. Et je suis allé de plus en plus loin, menant une observation qui s’est accompagnée d’une réflexion philosophique sur la société, une quête spirituelle et une proposition pratique. C’est comme ça que sont nés ces trois pôles sur lesquels j’ai voulu agir et témoigner.
Celui qui m’a le plus convaincu, c’est Socrate: en disant qu’il ne savait rien, il disait la vérité.
Vous partez donc dans les années 80 au Burkina Faso pour partager les principes et les techniques de l’agroécologie et expérimenter sous d’autres climats votre découverte.
Je suis tombé dans un contexte particulier, sahélien, avec une population presque majoritairement paysanne. Cette population a vécu de sa terre pendant des siècles, et même si elle n’a pas toujours été «sage» (on a beaucoup déboisé, par exemple), elle a survécu. Comme cette population représentait une importante main-d’œuvre, tous les paysans ont été mobilisés pour cultiver des produits exportables, dans le but de faire rentrer des devises. Du coup, on les a fait travailler avec des engrais et des pesticides, toutes choses qu’ils ne possédaient pas et qu’on leur a fait acheter. De plus, comme dans tant d’autres cas, cela s’est fait à leur détriment, puisque qu’ils ne cultivaient plus pour se nourrir, et qu’ils étaient maintenant obligés d’acheter leur alimentation avec ce qu’ils gagnaient. Le résultat, c’est qu’ils ont fini complètement endettés. Ce système a fini par les entraîner dans une complète dégradation de leurs conditions de vie. En fait j’accuse toutes ces choses-là d’avoir été parmi les facteurs qui ont aggravé les famines au Sahel.
Nous avons donc commencé par créer un premier centre d’agroécologie, qui a donné naissance à un vivier de transmetteurs qui ont enseigné autour d’eux, dans le pays, puis dans d’autres régions d’Afrique. Aujourd’hui de nombreux Burkinabés pratiquent ce genre d’agriculture. Ce qui démontre que même une terre pauvre, si on la respecte, peut nous nourrir en qualité et en quantité.
Vous avez inspiré tant de personnes par votre engagement, vos conférences, vos écrits. Quels sont vos propres maîtres à penser, les êtres qui vous ont inspiré ?
J’ai beaucoup lu, comme je vous l’ai dit. J’ai eu ma phase catholique, puis musulmane et, progressivement, j’ai eu ma phase d’homme spirituel sans église. Et j’y suis encore. À travers mon itinéraire, celui qui m’a le plus convaincu, c’est Socrate : en disant qu’il ne savait rien, il disait la vérité. Je ne pense pas que qui que ce soit puisse récuser cette idée. Qu’est-ce que nous savons? Je pense que c’est très limité.
Puis, j’ai traversé une période de ma vie très complexe: je n’arrivais pas à clarifier les choses, je n’étais pas heureux, alors que nous venions de réussir notre opération de retour à la terre et que nos enfants allaient bien. On avait tous les attributs du bonheur, si on peut dire. Dans ces moments-là, on éprouve et on vit quelque chose d’intime, est-ce lié à notre passé ou à autre chose? En tout cas je n’étais pas bien, vraiment pas bien et je cherchais la sortie.
C’est quand j’ai découvert Krishnamurti que les choses ont évolué. Je n’étais pas tombé sur un donneur de leçons, sur un maître à penser, sur un maître de quoi que ce soit. Il a cette approche maïeutique, socratique, qui amène à se dire: «Tu cherches toujours à te comprendre à travers l’environnement de pensées, à travers les autres, alors qu’en fait il faut que tu arrives à te comprendre à partir de toi et de ton intériorité». Cette approche a été incroyablement salutaire, parce que je n’avais plus aucun recours, ni religieux, ni philosophique, ni d’aucune sorte. À travers Krishnamurti, j’ai été plongé dans une solitude intéressante qui déclenche – au-delà de la simple pensée – un mode d’analyse de soi, qui amène à se connaître, à trouver par soi-même. On n’attend plus que quelqu’un nous tende la main. Je retrouvais l’approche socratique. C’est à partir de là que je me suis dit «tu ne dois plus compter que sur toi».
Je suis entré dans une investigation directement reliée à ce que l’on ressent, à ce que l’on pense, enfin à tout ce qui détermine notre mode d’exister. Et c’est alors que j’ai compris qu’il ne faut pas que je compte sur la pensée de qui que ce soit, mais sur la lucidité qui m’est donnée – qui n’est pas en moi mais qui m’est donnée – dès lors que je cesse de vouloir trouver des solutions. Il faut simplement être à l’écoute de soi, de sa propre évolution: comment je réagis, pourquoi je suis jaloux, pourquoi ci, pourquoi ça. C’est une initiation de soi par soi. Et ça, ça m’a vraiment tiré d’affaire, d’une façon très puissante, très forte. Du coup, j’ai retrouvé l’énergie pour continuer mon aventure terrestre telle qu’elle avait été engagée.
Depuis la découverte de Krishnamurti, vous avez donc toujours recours à cette voix intérieure pour vous guider dans ce que vous faites, dans vos choix ?
Absolument. Je vérifie que je suis sur la bonne voie. Tout le monde est sur la voie, mais il faut s’assurer qu’on est sur la bonne. Et pour s’en assurer, on se dit : est-ce que je fais du tort aux gens? Est-ce que je suis conformiste, est-ce que je suis influencé par des idées toutes faites, est-ce que je suis rattaché à une église, à un dogme, à quoi que ce soit? Quand on n’est plus rattaché à rien, alors on est vraiment relié, non pas attaché, mais relié, ouvert à l’Absolu. Et l’Absolu… ça me fait penser à ce que disait Maître Eckhart: «Cessez de parler de Dieu. Tout ce que vous dites de lui est mensonge.»
Et que se passe-t-il quand on n’est plus attaché à quoi que ce soit ?
On doit se demander si c’est l’imagination qui produit ce qui nous rassure et nous console, ou si on est vraiment dans un silence, un silence qui parle bien plus que n’importe quelle parole. Un silence où, enfin, quelque chose peut s’exprimer, quelque chose qui n’est pas issu des tourments, ni d’une quête trop forte de la vérité. Le silence, ce n’est pas aller dans le désert. Il y a la nature du silence dans le désert, qui est l’absence de bruit, et qui fait dire qu’on est plus en soi quand on est en plein désert. Peut-être, mais ce n’est pas de ce silence-là que je parle. C’est un silence que l’on peut avoir dans la foule, on n’est pas forcé d’être dans la vacuité pour l’obtenir. Mais c’est un silence «actif», qui ne nous vient pas comme ça, cela demande d’être présent.
Quand on est relaxé, on croit qu’on est dans le silence, mais le silence n’est pas de cette nature. C’est quelque chose à quoi je m’ouvre. Comme l’air. L’air est là, je le respire.
Oui, il est important de se relier à son silence intérieur. Mais comment s’y prendre ?
Oui, en effet. Soit on attend de quelqu’un une recette toute faite et on l’applique, mais je considère que ce qu’on nous propose souvent aujourd’hui, ce n’est pas le silence, c’est plutôt de la relaxation. Quand on est très relaxé, on croit qu’on est dans le silence, mais le silence n’est pas de cette nature. Il est d’une nature transcendante, c’est quelque chose à quoi je m’ouvre. C’est comme l’air. L’air est là, je le respire. C’est comme l’amour, je le vis. Dans tout cela on est complètement isolé, sans l’être. Car c’est en voulant être isolé qu’on est le plus relié, à l’inverse plus on veut être relié, moins on l’est. Le silence relève d’une nature particulière, je vous en parle, mais c’est difficile d’en parler…
Vous venez de parler de l’amour. Vous évoquez souvent la puissance de l’énergie d’amour, comme moteur pour se changer et changer les choses.
Absolument. Mais le mot «amour» a une résonance qui provoque toutes sortes d’interprétations et de fantasmes. Alors qu’en réalité il est d’une essence transcendante. Je pense que l’être humain est fait pour ça. Aimer, c’est aimer l’arbre, aimer la terre, aimer le poisson, aimer, aimer, aimer… Et il y a un amour particulier, plus intense, dédié à sa compagne ou son compagnon, à ses enfants, aux êtres qui nous sont les plus chers – l’amour homme-femme, je le vis comme une grande célébration!
J’ai compris que je ne devais pas compter sur la pensée de qui que ce soit, mais sur la lucidité qui m’est donnée – qui n’est pas en moi mais qui m’est donnée – dès lors que je cesse de vouloir trouver des solutions.
Mais l’amour n’est pas réservé qu’à ça. Quand on aime un arbre, ce n’est pas personnalisé, c’est comme une essence, comme une réalité transcendante à laquelle on se connecte. C’est pour ça que l’amour inconditionnel ne peut jamais produire de dissension. Jamais. Ce n’est pas dans sa vocation, ni dans son essence.
Je pense que l’amour a de multiples tonalités et intensités. Il y a le premier cercle de l’amour humain pour ses proches. Après, il y en a un deuxième, un troisième… jusqu’à l’amour qui englobe tout.
À suivre